L’enveloppe de l’objet. Sur les rapports entre symptôme et jouissance
Conférence à Brest (EPB), 2 février 2008
Regnier Pirard
Donner un titre près d’un an à l’avance pour une conférence s’apparente toujours à une préemption, voire une présomption. Mais, sauf à réduire ce titre à une pure enveloppe vide, il doit bien recouvrir quelque anticipation de sens, acquis par provision et laissé pour un temps en suspens. Le temps est venu d’ouvrir l’enveloppe.
Commençons
par le sous-titre, l’enveloppe dans l’enveloppe. J’ai annoncé
: « Sur les rapports entre symptôme et jouissance », qu’il
s’agit donc d’essayer de penser. J’ai mis les deux termes
au singulier. Mais peut-être eût-il mieux valu les mettre au pluriel
? A voir. C’est en tout cas une des nombreuses interrogations soulevées
par R. Chemama dans son dernier livre : La jouissance. Enjeux et paradoxes.
Il m’a semblé qu’il penchait finalement pour l’unicité
du concept, à défaut de l’unification du champ.
Qu’il y ait des symptômes est, par contre, absolument évident,
il suffit d’entendre dans leur diversité les plaintes qui nous
parviennent. La question, toutefois, est de savoir si ces symptômes, résultant
de structures éventuellement différentes, ont des fonctions comparables
ou, au contraire, distinctes et absolument irréductibles. Le terme de
« symptôme », au sens promu par la psychanalyse, peut-il être
étendu, sans subversion conceptuelle, au-delà de la névrose
? Peut-on dire d’un scénario pervers, par exemple, ou d’un
délire, ou d’une hallucination que ce sont des symptômes
? La réponse ne va pas de soi. La diversité des symptômes
ne trouverait son unité structurale qu’à s’encadrer
dans la névrose. Le modèle en serait l’acte manqué,
entendu au sens large.
Quant à elles, les formes de jouissance, à moins de les rendre coextensives à la notion de symptôme, ce qui est certainement abusif, excèdent manifestement le cadre névrotique. C’est ce qu’attestent les perversions.
De ces quelques considérations initiales il résulte que symptôme et jouissance ne sont pas des concepts de même niveau. D’abord pour une raison clinique, sans doute trompeuse structuralement mais phénoménalement incontestable, qui montre un chiasme : qu’un névrosé puisse jouir ne saute pas aux yeux, ni davantage qu’un pervers puisse souffrir. Une seconde raison, plus profonde, me semble s’imposer. La (ou les) jouissance(s) ne doit-elle pas se concevoir de manière plus principielle et, du coup, trans-structurale que le (voire les) symptôme(s) ? Pour aiguiser la question, je la formulerai comme ceci : Y aurait-il un principe de jouissance, au-delà du principe de plaisir ? Freud ne l’a jamais dénommé comme tel mais toute sa construction l’appelle. Jusqu’où ce principe de jouissance serait-il à rapprocher de la « pulsion de mort » ? En serait-il purement et simplement synonyme ? On pourrait le penser et certaines formes cliniques y inclinent, surtout dans le registre des addictions.
Cependant, lorsque nous parlons de jouissance phallique, et même de jouissance Autre, nous n’entendons pas par là, me semble-t-il, une pure culture de la pulsion de mort. Ces jouissances, aussi transgressives soient-elles (et c’est pourquoi elles s’appellent jouissances, au-delà du clavier bien tempéré du plaisir, au-delà de l’économie des biens) incluent tel un ressort interne un rapport au manque (même Sade, convient Lacan, noue le désir à la Loi). On pourrait peut-être dire que dans la pulsion de mort ce ressort a sauté. Mais ce serait alors envisager celle-ci non pas comme appétence pour la mort mais comme mort réelle, ce qui est une idée limite et proprement impensable. Or ce qu’on peut appeler pulsion de mort est plutôt haine ou lassitude de la vie, de l’incomplétude qu’elle comporte. Paradoxalement, dans un acte suicidaire et meurtrier en même temps, elle retourne la vie contre elle-même pour en finir avec le manque. Manque du manque, a pu dire Lacan de l’angoisse. Désir de non-désir, doit-on dire de la pulsion de mort (je reprends l’expression à Piera Aulagnier). C’est à cet horizon que jouissance et pulsion de mort se rejoignent. Absolutisme de la perte dans un ultime orgasme de la vie, quel paradoxe mais aussi quelle vérité quand celle-ci ne consent pas à la nécessité de son mi-dire. Le geste luciférien se réitère chaque jour dans les actes terroristes ou mélancoliques.
Donc, à première vue, jouissance et symptôme ne seraient pas des concepts de même niveau. Le symptôme répondrait au principe de plaisir, dans un cadre névrotique. La jouissance serait au-delà du principe de plaisir. Ne pourraient-ils donc se conjoindre ? Dès le début, Lacan n’a pas manqué de pointer l’hiatus, qu’il n’a cessé de remanier. Il y eut d’abord l’accent porté sur l’irréductibilité de l’image qui déclenche un rapport passionnel-fusionnel, proprement mortifère. Ensuite, ce fut la question de l’engloutissement dans l’Autre par défaut de la mise en place du signifiant du manque, ce défaut résultant lui-même de l’inopérance, l’abolition symbolique, la forclusion du signifiant phallophore, à savoir le Nom-du-Père, symbole du père comme nommant, c’est-à-dire instituant dans la parole (on pourrait dire : « ainsi tuant » dans la parole le désir brut de l’inceste sous toutes ses formes de jouissance immédiate). C’est de cette manière que Lacan a commencé par approcher la psychose et y débusquer la jouissance, dans sa magistrale relecture du cas Schreber. Au terme de sa métamorphose, dans la pacification de son consentement, Schreber jouit. Ce n’est pas encore la vision béatifique mais déjà la transverbération, il porte en lui de manière invisible aux yeux des hommes les stigmates des rayons divins. Quelques années plus tard, dans le Séminaire VII sur L’éthique de la psychanalyse, Lacan allait interroger d’autres stigmates, ceux qu’infligeaient à leurs victimes les héros sadiens. Ce Séminaire est décisif sur la question de la jouissance. Il démontre la faillite du principe de plaisir, autrement dit la limite des limites quand il est question du Souverain Bien. Là Kant rejoint Sade, le principe de jouissance s’identifie à l’absoluité de l’impératif catégorique. Plus de morale à la petite semaine, de plaisir sous condition. Je cite Lacan dans « Kant avec Sade » (Ecrits, 786) : « Le droit à la jouissance, s’il était reconnu, reléguerait dans une ère dès lors périmée, la domination du principe du plaisir. A l’énoncer, Sade fait glisser pour chacun d’une fracture imperceptible, l’axe ancien de l’éthique : qui n’est rien d’autre que l’égoïsme du bonheur ». Surmonter l’égoïsme du bonheur découle aussi de l’impératif catégorique kantien. Le principe de la jouissance, avec son caractère de revendication absolue est par Sade exhibé. Il fait sauter toutes les limites, c’est l’envers de la raison, dont Kant s’était par contre évertué à démontrer l’indépassable incarcération en même temps que l’absolue aspiration de liberté. Kant, c’est le paradoxe de la volonté libre éprouvée dans l’impératif catégorique même. Et bien, ce paradoxe saute chez Sade, à première vue en tout cas. Il saute sous les coups des instruments de supplice, qui ne sont pas tant la machinerie utilisée que les objets qui secrètement l’animent, la déterminent, et qui ne sont rien d’autre que les objets a enfin lâchés en liberté. Ce sont eux qui commandent absolument et les protagonistes eux-mêmes de la scénographie sadienne n’en sont que les supports, les vecteurs, je dirais : les prothèses.
Renversement dialectique. Il faut tout penser désormais en psychanalyse en termes de jouissance, même la névrose, puisque Sade est la vérité de Kant. Mais à bien y réfléchir, n’était-ce pas déjà ce qu’annonçaient les Trois essais sur la sexualité ? Ils disaient aussi, dans une perspective évolutionniste-développementaliste à questionner bien sûr, que l’errance des pulsions partielles et leurs objets avaient vocation (comme on dit aujourd’hui) à se ranger sous le primat du phallus. Or c’est bien tout le problème. Cette opération normativante qui, aux yeux de Freud, se faisait somme toute d’une manière assez naturelle et générale, même si elle était un peu chahutée comme dans la névrose et si elle dysfonctionnait dans les perversions, cette opération n’a aujourd’hui plus rien d’évident, et précisément au nom de la jouissance. Pourquoi ne pas cultiver la perversion polymorphe ? Pour le dire un peu brutalement : il ne va plus de soi du tout que le phallus, objet parmi d’autres, se détache (c’est le cas de le dire) sur le fond des objets. C’est-à-dire qu’il s’élise, par condensation narcissique, comme l’objet par excellence, représentant de tous les autres, puis rompant son enclos aille, véritable bouc émissaire, s’exiler dans le signifiant pour la rémission des péchés de toutes les jouissances impossibles. L’impossible reconnu sous couvert d’interdit, telle fut longtemps la fonction du phallus. Mais aujourd’hui que plus rien, pense-t-on, n’est interdit (il est même devenu interdit d’interdire) nous croyons illusoirement que tout, non pas est possible mais devrait l’être de droit. Fi donc du signifiant dont la fonction n’est que de dire non, dire qu’il n’y a pas, de rapport sexuel foncièrement. Qu’un objet passe au dire pour dire cela, c’est toute la fonction du phallus. Elle est de nos jours extrêmement malmenée. Le phallus est devenu objet manipulable, miroitant sous toutes les formes fétichistes de la marchandise. Cela subvertit évidemment la question des rapports entre symptôme et jouissance.
Dans le prolongement de cette réflexion, on pourrait se demander si la réanimation par Lacan, avec un « pas-de-sens » néologique évident qui en fait un Witz, du terme de « sinthome » n’aurait pas eu entre autres fonctions de dépasser cette perplexité terminologique que j’essaie de cerner autour du symptôme et de la jouissance. N’est-ce pas une tentative de subsumer la question du symptôme névrotique dans une théorie plus générale de la suppléance ou de la ligature, permettant au sujet d’échapper à sa dislocation comme de surmonter son inachèvement congénital. Le sinthome serait au symptôme ce qu’est, mutatis mutandis, la relativité générale à la relativité restreinte. Je remarque au passage que, sauf erreur de ma part, Lacan a toujours parlé du sinthome au singulier et sans qualification, ce qui semble bien viser un régime, disons de jouissance, plus qu’une appartenance de structure.
Mais, si l’on tient compte que la notion de jouissance s’est trouvée, comme chacun sait, par Lacan dédoublée entre une jouissance phallique et une Autre, rien n’est résolu de la complexité du problème. La question du sinthome doit se réarticuler.
Pour tenter d’approcher cette réarticulation, venons-en à la grande enveloppe, celle dont parle mon titre, « l’enveloppe de l’objet ». On pourrait voir dans ce titre l’exploitation anthropologique du mythe du tombeau vide. Dans le délire de la foi, le Christ n’est dit ressuscité qu’à partir d’un signe négatif, l’absence d’un corps qui n’est plus là (on l’a déplacé, enlevé, peu importe, il n’est pas à la place où on l’attendait, il a disparu au regard, au toucher, aux sens). Le tombeau, autrement dit l’enveloppe, est vide. Mais il garde les traces d’une sépulture (le suaire est soigneusement rangé, dit l’évangéliste). Deux anges sont assis au bord, c’est-à-dire (car c’est le sens du mot « angelos ») deux messagers (ou deux messages). Par conséquent, des mots pour la Chose, et qui font trace de trace. Ne me prenez pas pour un fada de Dolto et de son évangile au risque de la psychanalyse, n’empêche qu’on trouve dans les récits symboliques (dont font partie les Ecritures) un Savoir inconscient qui appelle un déchiffrage. Et Marie-Madeleine au matin de Pâques peut bien apparaître comme une figure désirante. Désirante jusqu’à l’hallucination.
C’est la trace de l’objet disparu, son enveloppe avec sa suscription, qui nous convainc de désirer. Ce n’est pas sa présence comme telle qu’on désire, elle n’a jamais été que supposée. Même dans l’hallucination onirique, quand le sujet semble aboli alors qu’il n’est que retranché dans la pure coupure signifiante, même là le désir manque nécessairement l’objet, qui n’est qu’une ombre, mais il ne le sait pas le sujet, pour un laps (un lapsus ?) de temps il y croit. Il ne savait pas qu’il dormait, c’est-à-dire qu’il était presque mort. Désirer, c’est tenir dans la coupure, du jour et de la nuit (l’affaire de la résurrection, comme souvent le rêve, se passe au petit matin), dans la coupure du mot et de la Chose toujours déjà échappée, dans la coupure du sexe impossible (cette femme que plus d’un homme a aimée mais jamais comme cet homme, disparu plus que les autres), bref désirer c’est se tenir dans la coupure de la castration, plus précisément dans la coupure du manque (car il n’est pas sûr que tout manque soit signable de castration, j’y reviendrai).
Désirer, castration ou pas, est une ruse avec le vide, le trou d’être, l’ab-sens. Cette ruse est un art de l’enveloppe, qu’il faut entendre au sens actif d’enveloppement. L’art d’habiller le vide, ce que tente de faire l’art tout court, des formes sonores aux visuelles en passant par l’exaltation de tous les sens. Il conduit à ce qu’on appelle le plaisir, voire la jouissance, esthétique. Je dis bien habiller le vide et non dissimuler le fétiche. Là serait la confusion du pervers avec l’artiste. Mais chacun, sauf hypocrisie, conviendra que le bon grain de la sublimation (ce que tente la névrose, cette œuvre d’art médiocre) est inextricablement mêlé à l’ivraie de la perversion, c’est-à-dire à l’illusion revendiquée et entretenue de la prise sur l’objet, en d’autres termes le leurre, la poudre aux yeux. A moins de sortir carrément du champ discursif, ce qui constitue la solution psychotique. Au risque alors, certes, de l’angoisse nue puisqu’il n’y a plus de filtre imaginaire dans la confrontation à l’Autre et son énigmatique désir, autrement dit plus de fantasme. Car ce que nous appelons un délire et qui, à nos yeux de névrosé, semble teinté de fantasme puisque c’est notre seule voie d’accès, n’en est absolument pas pour le psychotique. Pour lui le chiffre de l’Autre est de l’ordre de la révélation qui déclenche une foi inébranlable. On voit bien que c’est le statut de l’objet qui est ici en cause, son mode de perdition, si j’ose dire. Pour le psychotique, le mot colle à la chose, il n’en est pas radicalement disjoint. Cela signifie que, confronté à la perte comme tout vivant, celle-ci prend des allures de catastrophe, de fin du monde. Tout le pensable est englouti dans le trou noir de la Chose disparue. Ce collapsus correspond à l’angoisse mélancolique. Freud disait : l’ombre de l’objet est tombée sur le moi.
Donc dans l’hallucination, pas de fantasme, l’objet est trop présent. Le fantasme, sur quoi repose le symptôme au sens névrotique du terme (et sans doute aussi le scénario pervers), a précisément pour fonction d’y donner accès dans la distance. Or le fonctionnement du fantasme est tout autant commandé par le signifiant que par la dérobade de l’objet, l’une procédant de l’autre.
Ce qui est devenu certitude acquise pour les analystes est de nos jours très contesté. Pour un psychanalyste, un symptôme est toujours porteur de sens et de jouissance et ce sens est toujours inconscient, non immédiatement disponible. Cela est vrai d’ailleurs de tout symptôme, du plus psychique au plus organique, dans la mesure où - surdétermination oblige - un parlêtre n’est jamais malade comme une bête mais toujours aussi, si j’ose dire, dans sa tête. Un symptôme n’est donc pas un simple signe, c’est-à-dire un indice, comme il est d’usage pour une clinique médicale réduite à une dimension vétérinaire. Or toute clinique reste vétérinaire alors que, même appliquée au psychisme humain, elle se confinerait dans une approche éthologique ou comportementaliste. Dirait-on plus justement que le symptôme est symbole, dans l’attente d’une révélation, si ce terme n’était trop lourdement chargé. Car une conception symboliste, trop extensive, conduit à des théories et des pratiques magiques très en vogue dans un certain nombre de psychothérapies dites humanistes. Cette magie n’est que le retour dans le réel de la forclusion du sujet (dès lors bien plus clivé que divisé), forclusion qu’opère le scientisme (ou le discours de la science entendu comme scientisme). Ni comportementaliste ni symboliste, la psychanalyse n’est pas davantage mentaliste, c’est-à-dire cognitiviste, comme s’il suffisait de se faire redresser les schémas mentaux par un bien-pensant pour se mieux porter. Dans l’un et l’autre de ces abords (qu’il soit de dressage, de mystique ou de coaching), la spécificité de l’objet humain (c’est-à-dire un sujet) est escamotée, puisque ce Sujet est chaque fois abordé (c’est un abordage, en effet) du dehors, sous l’injonction d’un signifiant maître, sinon incarné en tout cas enté (Dieu ou Maître).
C’est certes une tâche compliquée de permettre la manifestation du sujet ou, pour mieux dire, un effet de sujet car il n’apparaît jamais comme tel, ce qui apparaît est toujours de l’ordre du moi. Produire cet acte de subjectivité, toujours fugace, est la tâche à quoi s’emploie la psychanalyse. Son principe fondamental repose sur une sorte de boucle anthropologique ouverte. On peut dire que c’est la boucle de chaque discours et des discours basculant l’un dans l’autre selon un circuit ordonné. C’est l’impossible fermeture du discours qui fait sa relance dans le suivant, et ainsi indéfiniment, de telle sorte que la question désormais est devenue obsolète de savoir ce qui de l’acte ou du verbe est au commencement. Dans cette ronde, tel un phénix le sujet à chaque fois s’abolit et renaît de ses cendres. Il faut saisir le mouvement même du discours – c’est la façon qu’a Lacan de reprendre à son compte la dialectique de Hegel et de Marx - comme un mouvement de subjectivation sans cesse recommencée. Le sujet (S barré) n’est assignable à aucune résidence de place, il ne fait que passer, tout comme l’objet et comme la chaîne signifiante. Et si le discours de l’analyste a une vertu, c’est celle de dévoiler la structure des discours par la mise en exergue (en position d’agent) de l’objet commandeur, autrement masqué (en plus-value dans le DM, au turbin dans le DU, en vérité bâillonnée dans le DH). Voix, regard, merde, sein, en assumant de le paraître (non seulement de le sembler mais de le par-être, l’être juste un peu à côté), l’analyste permet que cet objet insignifiant (c’est-à-dire non significantisable comme tel) reparte dans le circuit discursif et le relance. Un gain de savoir s’en conquiert sur la passion de l’ignorance, qui était refuge d’un sujet en souffrance. En d’autres termes, le procès de subjectivation ne cesse de tourner mais non pas dans la pure répétition du même (compulsion de répétition) mais sur une trajectoire en spirale où chaque tour opère comme une transposition métaphorique.
Voilà ce que j’appelle une boucle anthropologique ouverte. Cette ouverture procède de la morsure du langage sur le vivant. La cisaille du langage découpe le corps en le nommant dans ses parties. Dans toutes les cultures de toutes les époques, le corps est non seulement travaillé, artificialisé, mais également entamé, et même au moins symboliquement et par synecdoque (la partie valant pour le tout) sacrifié. La série des abats est variable mais la fonction constante, de la coupe des cheveux aux scarifications en passant par la circoncision voire même l’excision : il faut perdre pour désirer (évidemment, dans ce dernier cas, c’est plutôt un désir imposé). On a longtemps déposé ces morceaux de corps au Mont de piété, si j’ose dire, on les a même souvent sacrifiés aux dieux obscurs. Quoi qu’il en soit, cette pratique sacrificielle invalide radicalement toute idée d’un narcissisme primaire autosuffisant, ou plutôt le constitue comme fantasme originaire. Vous ne me chercheriez pas si vous ne m’aviez déjà perdu…
La rencontre analytique est celle de deux boucles ouvertes. Toute la question est de savoir comment elles s’intriquent. En tout cas, il est sûr qu’analysant et analyste ne peuvent pas, sans risque de déflagrations dans la cure, occuper simultanément la même place (agent, Autre, plus-de-jouir, vérité). Il est sûr aussi que l’analyste est impliqué dans le transfert sans aucune extraterritorialité. Cela ne veut pas dire cependant qu’il s’inscrit dans la symétrie ou la réciprocité. Il tient ouverte dans la structure la place de l’Autre, simplement du fait d’être ailleurs que là où campe transitoirement ou parfois plus longtemps le sujet. On comprend dès lors que Lacan ait jugé préférable d’abandonner la notion phénoménologique d’intersubjectivité qui connotait trop le registre du spéculaire.
Je disais donc qu’un symptôme était pour un psychanalyste chargé de sens et de jouissance, au-delà même du sens joui. Mais un symptôme c’est aussi tout simplement une occurrence, une tuchè derrière l’automaton, car, conformément à son étymologie (sun – piptô), un symptôme est un carrefour, un nœud, de choses qui « tombent ensemble au même endroit ». Et – névrose de transfert oblige – l’analyste y tombe aussi bien comme un reste diurne, un accident traumatique, un fragment de désir énigmatique. Du coup, dans les représentations de l’analysant voilà l’embouteillage, l’engueulade, l’imbroglio. Telle est la conception de la découverte freudienne, celle du symptôme comme lieu de conflit, champ de bataille, dont les protagonistes sont en grande partie masqués, et même ignorés. Le corps et ses fonctions, y compris les plus cognitives (pensée, perception, mémoire), sont la lice du combat acharné que se livrent des exigences pulsionnelles (la libido) et des idéaux freinateurs, idéaux portés par ce que Freud appelle naïvement le moi, ceci conformément aux deux principes du fonctionnement psychique, plaisir et réalisme. Mais ce conflit n’est pas ouvert, il est sournois. Risquons le mot : il est sur-moi. Si le conflit est vif, le symptôme flambe, c’est la crise. Mais assez souvent le symptôme, un peu refroidi et enkysté, comme dans les névroses dites de caractère, est devenu simple cicatrice de guerre, qui s’enflamme de temps en temps. C’est alors précisément que, d’une manière très paradoxale, le sens du symptôme s’est au maximum effacé et dissimulé sous une jouissance muette. Dans la morosité dépressive, par exemple, ou les quérulences de basse intensité, symptômes si communs et si répandus, parfaitement audibles dans nombre de conversations de rue, où chacun joue et jouit du destin du monde à la mesure de ses plus petites misères. Comme quoi, le symptôme est bien, généralement (gêne et râlement), refuge du narcissisme et signature du sujet.
Une fois passé l’enthousiasme herméneutique et cathartique, Freud s’était lui-même rapidement rendu compte de la résistance du symptôme, qui tend à se reproduire transférentiellement dans la cure. Voilà l’automaton. En d’autres termes, l’analysant investit son traitement en y important tous ses objets et les modalités sous lesquelles il s’y rapporte, n’ayant en quelque sorte fait qu’élargir – après souvent pas mal de réticences – son champ relationnel. L’analyste y est d’abord objet comme un autre (entendez « petit autre »), auquel le sujet se rapportera comme à tous les autres de sa série. Comment ce qui apparaît comme une inéluctable anankè pourrait-elle se métamorphoser ? Durcharbeitung, travail persévérant, travail de perçage, de traversée, ainsi s’exprimait Freud. J’ai dit plus haut : de métaphore. Car, il faut bien le dire, les objets tendent à revenir obstinément dans la répétition, toujours à la même place. La cure patine, du moins en apparence. Le silence de l’analyste a ici pour fonction de démasquer la dimension imaginaire, de consolidation narcissique, de ce manège. Fausse sécurité du ciel étoilé de nos fantasmes, les objets qui reviennent toujours à la même place sont largement des leurres, des « attrape-l’autre » pour ainsi dire. Il est important de ne pas s’y mirer. Est-ce suffisant ? Non.
Bien sûr l’objet vient-il se prendre dans les filets de l’imaginaire, c’est par là qu’on l’attrape. Bien sûr la parole épousera-t-elle le parcours de la pulsion pour faire le tour de cet objet et le border. Il n’empêche que l’objet, les objets de la pulsion sont dans leur absence même réellement présents. Ils sont l’âme, les âmes de la vie.
Pourquoi ce pluriel ? Je risque une analogie, peut-être audacieuse, mais qui pourrait être de quelque portée. Les philosophes antiques, stoïciens et épicuriens particulièrement, savaient y faire avec la perte des objets. Mais, si je peux dire, c’était au coup par coup, en réponse à une sorte de polythéisme des pulsions. Autant de dieux que de passions dans le panthéon antique populaire que les sages voulaient rationaliser mais dont la pluralité ne faisait que projeter en ses représentations celle des parties de l’âme. L’unification des pulsions ne peut résulter que d’un coup de force. Un coup de force symbolique mais aussi politique, patriarcal et même, par delà l’ordre du monde romain, carrément transcendantal. Il ne fallait rien de moins qu’un phallus transcendant pour ordonner le chaos pulsionnel. En ce sens, l’invention de la psychanalyse est un événement politique car tout porte à croire qu’elle ne pouvait pas naître dans la forme que nous lui connaissons en dehors d’une culture monothéiste, et probablement au moment même où le patriarcat commençait à donner des signes de faiblesse. Comme quoi l’oiseau de Minerve, une fois de plus, prend son vol à la tombée de la nuit, nachträglich (c’est le cas de le dire). Le réel nous précède et c’est toujours avec retard que nous le déchiffrons. Voilà la source du pessimisme et de l’antipédagogisme freudien. On ne pense jamais l’avenir, on ne peut que le fictionner. Quant au passé, on s’y frotte et même on s’en frictionne !
Lacan a perçu les limites de la fonction phallique. Cette leçon lui est venue des femmes, celles de son temps qui n’étaient déjà plus celles dont Freud avait reçu le phallus. Sans faire l’impasse sur la problématique de la castration, ces saintes femmes, saintes folles aux yeux de la loi phallique, forcent à se rapporter au manque encore autrement, au un par un, au coup par coup, sans parade (quelle belle duplicité recèle ce mot) a priori. C’est là que défaillent le langage et l’ordre sexuel de la Cité (où le sexe pourrait s’enclore dans le sens, dans un rapport scriptible, c’est-à-dire en termes de loi, juridique ou mathématique). C’est là qu’émerge, faisant signe, la figure, même ambiguë, d’Antigone. Là aussi qu’il s’avère que manquer n’équivaut pas à déprimer, car toute déception dépressive suppose le maintien d’une croyance au phallus imaginaire, à sa possible détention et au fantasme de sa détente.
Que le phallus imaginaire fasse écran d’arrêt (si j’ose dire) pour obturer le rapport au manque dans l’Autre se vérifierait tant chez la jeune homosexuelle (qui veut faire l’homme) que chez l’homme aux loups (qui se défend d’être femme). A l’aide de ce calame ils ont tenté d’écrire un rapport sexuel. Mais – mettons les choses au mieux - on n’écrit jamais ainsi que des lettres d’amour avec des petites lettres de jouissance. Autrement dit : sauf danger mortel, il convient que l’achose (l’objet a, débris métonymique de la Chose mythique) se tienne à l’ombre du semblant. Cependant, même s’il a fallu un certain temps à Lacan pour extraire clairement l’objet a de sa gangue (ou enveloppe) imaginaire, cette extraction a fait place nette pour que de l’image se démarque à son tour le semblant. Le semblant n’est pas un trompe-l’œil, c’est un prête-nom. Pour Sergeï Pankejev et pour Sidonie Csillag, comme pour d’autres, tout l’enjeu pivote autour de cette distinction.