Guy-Arthur ROUSSEAU
Comme Libération,
de nombreux journaux ont annoncé à là une, souvent dans
les termes d'une familière malignité, l'assassinat du père
Freud par Onfray (1).
Au hit-parade du commerce spectaculaire le penseur populaire ne cesse de marquer
des points. Son livre, le crépuscule d'une idole, l'affabulation
freudienne, n'est pas encore paru que le tintamarre médiatique en
fait un best-seller.
La presse offre
en pâture aux regards de foules concupiscentes les découvertes
d’un penseur copulaire à la solde des marchands de réalités
spectrales : Freud aurait couché avec sa belle-sœur, pris de la
cocaïne et même dédicacé à Mussolini sa réponse
à Albert Einstein : « pourquoi la guerre ? » ! Il
y a là de quoi heurter la morale d'un philosophe hédoniste devenu
censeur populaire. A moins que celui-ci, fasciné par son image au miroir
des médias, n’y découvre l'horreur d'un regard étranger
et ne combatte avec hargne celui qui sut si bien analyser le destin tragique
des personnalités narcissiques.
Doit-t-on répondre à ces supposées contre- affabulations
et animer le spectacle du grand cirque médiatique ? (2)
Face à l'évidente
mauvaise foi, doit-on garder le silence distancié de ceux qui nous assurent
que l'opposition aux fantasmes ne peut que les légitimer? Quel témoignage
ceux qui ont l'expérience d’une autre façon d'être
au monde peuvent-ils désormais transmettre sous ce déluge
de boue?
Peut-on faire barrage à la manipulation médiatique du discours
courant, anticipant une nouvelle aliénation bien pire que celle attribuée
à la découverte du médecin viennois ?
Les allégations
d’un penseur incendiaire auraient certainement l'efficacité de
l’implacable vérité, si elles répondaient à
certaines conditions :
- Si Freud avait été un philosophe, fondateur d’un dogme
plutôt qu'un trouvailleur génial, opérant avec
la tromperie des mots, attaché à repenser en permanence ses concepts,
au long d'une expérience relationnelle faite de doutes et d'interrogations.
- Si le travail psychanalytique avait été interrompu à
sa disparition en 1939, faisant place à l’ego psychology
américaine, aujourd'hui rayonnante car parfaitement adaptée aux
exigences du marché.
- Si la psychanalyse était restée le fait d'une élite intellectuelle,
et un jeu bourgeois, comme il le prétend dans la méconnaissance
totale de l'engagement de certains disciples de Freud mêlant depuis plus
de cinquante ans l'or pur et le plomb, en institution, pour permettre
aux plus humbles, mais aussi et surtout aux enfants en souffrance psychique,
l'accès à la reconnaissance commune due aux êtres parlants.
- Si l'avancée expérimentale des neurosciences et de la génétique
soutenait le vœu totalitaire de libérer tout un chacun de la gangue
de ses ambiguïtés et de ses fantasmes, pour en faire un robot assagi.
- Si le mouvement psychanalytique, vecteur de la liberté de parole dans
nos démocraties, n'avait pas rencontré dans les pays latins et
plus particulièrement en France, la littérature, les poètes,
le surréalisme, Jacques Lacan et sa relecture des écrits Freudiens.
- Si l'univers communicationnel, écrasant toute possibilité de
faire métaphore, parvenait, en prenant l'Image pour la Vérité,
« à réduire l'esprit à l'état de gramophone
» (3)
Désintricant les pulsions, au mépris des découvertes cliniques freudiennes, notre censeur populaire impose sa vision hédoniste d’une pulsion solaire païenne en guerre contre la noirceur des religions de la pulsion de mort, vision propre à enchanter le narcissisme de masse et sa jouissance consumériste. Il ranime ainsi l’histoire, hélas répétitive, d'une pensée devenue populiste aux effets délétères auxquels nous devons faire face.
Aurions-nous la mémoire courte ?
Qui se souvient du combat violent du début des années soixante- dix qui virent la nouvelle droite du professeur Debray-Ritzen s'attaquer au freudo-marxisme, (dont, paraît-il, notre enseignant populaire, alors en culotte courte, se recommanderait toujours !), faisant appel à la technologie du comportement et à la génétique pour endiguer la dégradation de notre civilisation ! (sic). Celui-là s'appuyait sur l'extrême droite américaine et la sociobiologie d'un certain Edward Wilson cherchant à maîtriser génétiquement les grandes fourmilières de citoyens supérieurs parce qu’immaculés. Il s'appuyait sur le pillage par l'état-major de l'armée américaine (à l'instar des Russes) des expériences psychologiques effectuées dans les camps de concentration, en toute liberté expérimentale.
Il existe des filiations que certain livre noir, référence d’Onfray, ne peut dénier ! On doit se souvenir qu'il était aussi très noir le miroir de la rivière Hélicon sur laquelle Narcisse se pencha pour l'éternité.
Les arguments du crépuscule d'une idole, assurent le discours nouveau d'un homme nouveau dont le siècle dernier fit miroiter la silhouette !
L'opération
médiatique est un tour de passe-passe leurrant de son écran
les foules avides d'images brillantes :
Semant la confusion, pratiquant l'amalgame et chantant la palinodie, Onfray
manie les énoncés scientistes au point de rupture entre savoir
et vérité. L'univers virtuel lui permet par la « mêmeté
imaginaire » d'échapper à la responsabilité
de la place d’énonciation qui, seule, l’autoriserait à
se confronter à Freud à partir des perceptions sensibles et de
la pratique concrète. On ne mesure sans doute pas encore combien sa supercherie
et la jouissance sans limite qu'elle implique, sera un poison culturel pour
ceux qui soignent au quotidien, essentiellement par la parole, les malades psychotiques.
Georges Orwell nous avait prévenu : « une société totalitaire qui parviendrait à se perpétuer instaurerait probablement un système de pensée schizophrénique dans lequel les lois du sens commun demeureraient valables dans la vie quotidienne et dans certaines sciences exactes, mais dont politiciens, historiens et sociologues pourraient ne tenir aucun compte. Il existe déjà une foule de gens qui jugeraient scandaleux de falsifier un manuel scientifique mais ne trouveraient rien à redire à la falsification d'un fait historique. C'est au point de confluence de la littérature et de la politique que le totalitarisme exerce la plus forte pression sur les intellectuels » (4)
Falsifiant
le scientifique par la littérature scientiste, Onfray s'avère
être un excellent manipulateur du sens commun par la double pensée
et le Novlangue.
Ceux qui en connaissent les avatars historiques ne peuvent pas se taire.
Il faut saluer la rage justicière d'Élisabeth Roudinesco, historienne
de la psychanalyse interrogeant dignement ceux qui restent sourds à l'outrage
infligé au passé.
Il est, en effet, surprenant de découvrir l'accueil réservé par certains journalistes à l'ouvrage du chroniqueur populaire: « Certes incendiaire, son livre […] n’est pourtant pas un pamphlet soutenu par la fougue et le style, mais un essai fort, intelligent et dérangeant, malin (comme un singe ou un démon, c'est selon), écrit de façon simple et directe, adroitement argumenté, organisé autour d'une thèse systématiquement développée » (5)
La dénégation d'une histoire exécrable qu’il manipule avec ruse, soutenue par la fascination des références philosophiques à Sartre, Wittgenstein, Popper ou Deleuze et Gattari, peut-elle avoir de tels effets anesthésiants sur les mémoires ? On a peine à penser que le tour de prestidigitation de ce bateleur médiatique ait pour fonction d'animer le mauvais œil de la haine collective. « Le mauvais œil, c'est le « fascinum », c'est ce qui a pour effet d'arrêter le mouvement et littéralement de tuer la vie» (6). Il est là le faisceau convergent entre libéralisme sauvage et pavlovisme libertaire.
De récentes
rencontres philosophiques m’ont personnellement éclairé
sur l'ambiance actuelle de nos communautés répétant dramatiquement
leur perte de sens commun quand elles sont confrontées à une grande
crise :
Au cours de cette journée particulière mon étonnement
tint moins aux propos d'une philosophie en proie à la non discontinuité
entre l'homme et l'animal, à l'enchantement de l'esprit des
bêtes (7), à la découverte du gène
de la violence ou aux solutions évaluation comportementale –
répression, qu’à l’ enthousiasme d'un amphithéâtre
bondé d'intellectuels, d’enseignants, d'universitaires prêts
à se rallier à la solution finale d'une humanité réduite
à la programmation animale.
L'efficace luminosité du faisceau marchand spectaculaire ne
suffit pas à expliquer la violence des attaques contre la psychanalyse.
L'enjeu est bien au-delà. Celle-ci (il faudrait préciser ici qu’il
s'agit de la psychanalyse post Lacaniènne dont Onfray ignore jusqu'à
l'existence !), représente le dernier indice de liberté de nos
sociétés de désubjectivation, managées comme des
entreprises ennemies de l'altérité et de sa vertu humanisante.
Les ravages provoqués par des digressions irresponsables ne seront, eux,
jamais évalués. La fabrication du discours courant promu par des
mass médias avides de sensationnel, renverra certainement à l'ineptie
l'authentique présence humaine des nombreux professionnels soignants
engagés quotidiennement dans une patiente écoute de la souffrance
auprès de ceux qui n'ont que leurs symptômes pour exprimer les
maux d'une intimité psychique humiliée. Encore une fois c'est
à la parole des plus faibles que porte atteinte la vulgarisation d'une
pensée dite populaire, brillant en société mais excluant
les plus démunis d’eux mêmes, dans les opérations
sensibles fondamentales comme regarder sentir et parler, les écrasant
sous le poids d'un discours expert étincelant mais falsifié.
Voilà pourquoi nous ne pouvons taire notre colère, nos invectives
et nos anathèmes !
Dans une
ambiance crépusculaire, le XXIe siècle accouche aux forceps d'un
narcissisme de masse élaboré soixante dix années plus tôt.
Ceux qui fascinaient les foules en délire à la flamme des livres
de Freud étaient les mêmes qui revendiquaient l'instrument génétique
de production d’une race parfaite. Icône de la modernité,
le penseur spéculaire n'a pas eu d'autre issue au piège de l'exhibition
que celle du blanchiment des idées d'extrême droite pour ravaler
l'image d'une gauche éventuelle. Onfray disait vouloir : « miner
la machinerie capitaliste ». Il faut faire confiance à l'inconscient
: l'indice des ventes de son livre « Le crépuscule d'une idole,
l'affabulation freudienne » nous indique qu'il est le miroir fatal
de Narcisse. Cirer les bottes des petits chefs du comportement, prompts à
adhérer aux propagandes de la gouvernance qui règne sur nos grandes
casernes libérales libertaires (8), n'est pas sans
conséquences.
Les attaques ad hominem, si fréquentes aujourd'hui au kaléidoscope
des informations, défigurant l'adversaire pour éliminer ses idées,
seraient grotesques si elles n’étaient infâmes. Même
s'il ne s'affiche plus avec la brutalité du passé, le phénomène
de maîtrise, par la force, du lien au prochain est en marche :
« Si vous désirez une image de l'avenir, imaginez une botte
piétinant un visage humain... Éternellement » (9).
L’avenir en chemise brune… Faudrait-il le taire ?... Nous y sommes.
Guy-Arthur Rousseau, Nantes, le 21 avril 2010.
1 - « Onfray tue le père Freud », Libération du samedi 17 et dimanche 18 avril.
2 - Cf. la courageuse réponse d'Élisabeth Roudinesco, historiquement argumentée et qui nous évite d'avoir à nous confronter par le détail aux propos les plus nauséabonds.
4 - Orwell: «Essais, articles… » Cité par Georges Steiner : « lectures, chroniques du New Yorker ».
5 - Robert Maggiori, libération le 17 /18 avril 2010.
6 - Jacques Lacan : séminaire onze, « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ».
8 - L’expression est de Pierre Legendre.