Jean Perroy
Ce texte est celui, repris et complété, d’une intervention faite à Nantes, le 27 mai 2005, dans le cadre du séminaire de Bernard BRÉMOND sur « les objets et leurs passions ».
Le facteur biologique est l’état de détresse et de dépendance très prolongé du petit d’homme. […] L’existence intra-utérine de l’homme est relativement abrégée, […] les dangers du monde extérieur prennent une importance plus grande, et la valeur de l’objet qui seul peut protéger contre ces dangers et remplacer la vie intra-utérine perdue en est énormément augmentée.
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Nous venions de consommer une boîte de sardines, et elle flottait aux abords du bateau. P’tit Louis me dit alors ces paroles très simples : « Hein, cette boîte, tu la vois parce que tu la regardes. Ben, elle, elle a pas besoin de te voir pour te regarder ».
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Bien entendu le langage des objets est, en quelque sorte, un langage de retour. C’est-à-dire que le langage que les objets parlent à l’homme est un langage réfléchi, comme on le dit d’un rayon lumineux.
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La question de l’objet
est omniprésente dans les écrits de Pierre BENOIT (PB). Mais si
la communication de 1974 : Du médical en tant qu’objet
marque une étape importante dans son questionnement, aucun texte ne donne
une présentation d’ensemble de son idée sur l’objet.
J’hésitais sur la façon d’introduire ce travail, quand
m’est revenu en mémoire un livre intitulé : L’intime
– Études sur l’objet. Cet ouvrage, écrit en 1988
par François Baudry, m’a rappelé un texte où PB,
douze ans plus tôt, développait la notion de norme intime pour
dire justement en quoi l’objet nous regarde et quel langage il nous parle(1).
La norme intime et l’objet
La norme intime, dit PB, est ce qui établit, en chaque individu, un modus
vivendi plus ou moins satisfaisant et viable entre deux mondes
: d’un côté, le monde organique, au plus près du réel,
et de l’autre, le monde du sujet parlant ou monde des images et des mots.
Cette prise du monde organique, dans le domaine de la représentation
et de ses représentants symboliques, constitue l’inconscient dynamique,
le Ça.
La norme intime
est nécessairement fragile, puisque son enjeu est de rendre supportable
le déchirement autour duquel le corps et le sujet qui parle ne cessent
de vaciller.
Certes le corps soutient le sujet, mais celui-ci, pour parler, ne peut que refuser
de se réduire à ce qui l’incarne. Que surgisse un conflit
entre les différentes normes – norme anatomique et organico-fonctionnelle,
norme sociale, norme intime – le modus vivendi est menacé et la
maladie, quelle qu’en soit la forme (male habitus),
peut devenir nécessaire comme expression du conflit.
Le recours aux objets alors s’impose, parmi lesquels l’objet thérapeutique.
À cette demande
d’objet, que porte avec soi la souffrance des hommes, la médecine
de tous les temps s’est efforcée de répondre.
Un problème toutefois, c’est que cette idée d’un aménagement
possible de la norme s’accompagne, chez tout un chacun, du souhait de
ne pas y toucher. On veut guérir en revenant comme avant.
Ce qui est attendu, en somme, c’est que l’objet médicament
jette un pont entre, d’un côté, le réel qui
nous origine et, de l’autre, le sujet parlant que nous voulons être
et qui nous a coupés du réel.
En d’autres
termes, l’espoir insensé nourri par l’homme, c’est
que soit aboli, enfin, l’inactuel de toute souffrance. Or, si
les souffrances humaines relèvent souvent d’une thérapeutique,
il en est une que tout homme porte en soi et dont la nature, loin d’être
pathologique, est de le fonder comme humain.
C’est pour avoir reconnu cette souffrance, dite par PB souffrance
de fondation, que Freud a osé « court circuiter le lien millénaire
de l’homme souffrant avec l’objet thérapeutique ».
Il ouvrait ainsi la voie à la question du transfert et de son objet ;
il inventait la psychanalyse.
Ainsi sommes-nous conduits, à partir de la norme intime, à considérer
le statut de l’objet, à questionner sa fonction. Mais voici d’abord,
pour illustrer mon propos, deux histoires : des histoires à la Benoit,
comme on disait à l’École freudienne de Paris (EFP).
Deux histoires « à la
Benoit »
– La 1e concerne PB lui-même
Il vient d’être
reçu à l’internat des Hôpitaux de Paris. L’asthme
dont il souffre, depuis l’adolescence, est devenu insupportable. L’un
de ses maîtres, consulté, banalise sa plainte et ne lui prescrit
rien. Trompant alors cette médecine savante qui l’attirait tant,
il consulte un médecin en rupture de ban avec la légitimité
universitaire, mais réputé pour ses succès. Dès
les premières injections du produit inventé par ce médecin
guérisseur, les bronches se libèrent, comme par miracle.
La question du remède en tant qu’objet est posée.
– La 2e est celle de Pénélope
Pénélope
est célibataire, sans enfant. Son père est mort. Elle vit seule,
non loin de sa mère, dont elle est l’enfant unique. Son angoisse
est extrême et c’est bientôt, dans une séance, le récit
d’une scène qui, dans son histoire, est centrale. À
peine Pénélope avait t elle été mise au monde, que
sa mère avait été atteinte d’une affection intestinale,
nécessitant la mise en place définitive d’un anus artificiel.
Voici le récit : petite fille de 4 5 ans, elle se poste chaque matin
devant une porte close, écoutant avec horreur les bruits provenant de
la chambre conjugale. Ce n’est que bien plus tard qu’elle peut les
attribuer aux problèmes quotidiens d’exonération du ventre
de sa mère.
Dans les jours qui suivent ce récit, un objet inattendu entre
brusquement en jeu : le ventre de Pénélope grossit à vue
d’œil, et l’épouvante liée à cet événement
prend le relais de l’horreur de la scène d’autrefois. Hospitalisée,
elle subit l’ablation d’un énorme fibrome utérin,
sans malignité, mais rapidement évolutif. L’histologie,
très parlante, décrit la présence de larges plaques de
nécrobiose hémorragique ; un mot, nécrobiose,
qui signifie littéralement « la mort dans le vivant ». L’analyse
est très vite reprise, jusqu’à un terme satisfaisant.
La conjonction, entre l’extrême intensité de ce qui fut vécu
dans le transfert – avec les dévoilements d’objet
qu’il suscite – et le rush tissulaire utérin, est ici manifeste.
Un étonnant phénomène de somatisation.
À travers cette illustration clinique de la norme intime, la question
du langage des objets est posée. Pour la développer, je me propose,
en compagnie de PB :
- de questionner
l’effet objectal, à partir du médical en tant qu’objet,
- de considérer le transfert et son objet dans le processus humanisant
de la somatisation ou devenir humain du corps de l’homme
- et de souligner l’intérêt clinique d’une
réflexion sur le langage des objets.
Je montrerai, pour conclure, comment la conception de l’objet élaborée par PB prend en compte, de fait, la thèse du corps néoténique.
Le médical en tant qu’objet et l’effet
objectal
L’idée du médical en tant qu’objet n’est pas
venu à PB parce qu’il était médecin. C’est
l’inverse : il est devenu médecin, parce que le problème
de l’objet s’est imposé à lui. Cette idée est
déjà là, comme en germe, dès la classe de «
prépa », quand sa drôle de maladie, comme il disait, est
venue faire obstacle à la volonté de son père, dont le
projet était d’avoir un fils qui devienne, lui aussi, polytechnicien.
C’est une maladie que l’on peut dire nécessaire,
qui lui a permis d’entrer en médecine.
Le médical n’est pas un objet parmi d’autres. L’homme, de tout temps, l’a cherché dans la nature. Il le met nécessairement en jeu dans son questionnement sur les origines et les fins, la vie et la mort. En témoignent l’histoire de Mithridate inventant la thériaque(2) ; ou la légende d’Asclèpios, dieu de la médecine, découvrant le moyen de ressusciter les morts ; ou celle encore de sa fille Panacée, initiatrice de la guérison universelle par les plantes.
À partir de ces objets, vieux comme le monde, PB estime pouvoir approcher l’énigme des maladies en question, qui s’observent aussi bien dans le cours de certaines cures, qu’en pratique médicale. Ces objets, qui viennent en tiers dans tout acte de soin, nous concernent tous, médecins ou pas, malades ou pas. Pour les rassembler, PB fait du terme « médical » un nominatif, qui recouvre aussi bien le diagnostic que le remède. Mais c’est en considérant plus particulièrement l’objet médicament, qu’il questionne l’objectalité(3).
Effet de substance et objectalité. L’effet placebo-nocebo
Le médicament que nous absorbons, prescrit ou non, apparaît d’abord comme une substance. Celle-ci est faite d’éléments qui ont pour effet de participer aux métabolismes des organes et d’influer sur leur fonctionnement. C’est l’effet de substance.
Mais l’usage
purement objectif et rationnel du remède est impossible. Dans le temps
même où nous prendrions la parole en assurant ne parler qu’objectivement
d’un médicament, nous mettrions en évidence l’objectalité
de sa substance. Le médicament n’a jamais été autre
qu’un objet humain : l’effet de substance et l’effet objectal
y sont nécessairement associés. L’air, l’eau, la nourriture
sont eux aussi des substances marquées. Pour le petit d’homme
– avant même qu’il ne parle – toute substance est marquée.
L’effet placebo-nocebo atteste remarquablement de cette objectalité(4).
Lorsque la médecine scientifique a fait du médicament une substance
pharmacologiquement active et spécifiée, la question de l’évaluation
de ses effets a commencé de se poser. L’expérience du médicament
vide, c’est-à-dire sans effet pharmacologique, permet alors d’affirmer
l’existence et l’importance de l’effet placebo nocebo, ce
qui du même coup met en évidence le pouvoir du transfert.
Ainsi, la relation transférentielle qu’instaure l’usage d’un
remède est-elle en elle même porteuse d’effets biologiques
parfois spectaculaires.
Pour autant, reconnaître
l’effet placebo-nocebo ne réduit pas les problèmes de
limite entre ce qui est objectif, donc organique, et ce qui serait subjectif,
donc psychique. Référer l’effet objectal à un effet
de croyance n’avance en rien. Que le remède soit ou non pharmacologiquement
actif, la croyance est toujours la même. Quant à l’approche
binaire, que soutient l’idée psycho-somatique, elle ne pouvait
qu’échouer dans la tentative de rendre compte de l’humain
dans le corps.
Il est vrai que l’enjeu est de taille. C’est la question même
de la frontière entre deux modes de pensée qui est posée.
D’un côté, une pensée biologique, que l’on
peut dire vétérinaire, et, de l’autre, une pensée
que PB, à la suite de Ferenczi (5), qualifiera de méta-biologique.
Mais, pour préciser cet enjeu, poursuivons notre observation de l’objectalité.
L’effet de forme et l’objet de Winnicott
Ce que l’on
remarque d’abord, en considérant l’effet placebo-nocebo,
c’est combien la forme même du médicament, telle qu’elle
est offerte à nos sens – avec ses images, sa couleur, son goût,
son odeur… – est douée du pouvoir de “parler”.
Dans la matérialité de la substance, l’effet de forme
est évident.
L’histoire de « Freud et son dernier cigare » est, à
cet égard, très parlante. Voici comment lui-même la rapporte
à son ami Ferenczi (lettre du 06/11/17) : « Hier, j’ai fumé
mon dernier cigare ; puis je me suis senti de mauvaise humeur et fatigué.
J’ai eu des palpitations et la douloureuse enflure au palais que j’ai
observée depuis mes jours de privation s’est aggravée. Ensuite
un client m’a apporté cinquante cigares. Après en avoir
allumé un, je suis devenu gai et mon enflure a disparu. Je n’aurais
pas cru que ce put être aussi frappant, tout à fait à la
Groddeck ». Ainsi, semble dire Freud, des chemins menant des signes à
l’organisme se rouvriraient parfois, quasi mystérieusement.
Ce que l’on observe aussi, c’est que l’effet placebo-nocebo,
chez le jeune enfant, n’est jamais distingué. Mais il n’y
a là rien d’étonnant, si l’on admet que l’effet
de forme, dans le monde du petit d’homme, provient de partout. L’objet
de Winnicott(6) en est un exemple d’autant plus éloquent,
qu’il se situe hors de la médecine : son effet est de pure
forme. Dans la relation que l’enfant noue avec l’objet coin
de couverture, il n’y a qu’un enjeu : sa norme intime ;
soit le modus vivendi à réaliser entre son monde organique
et celui de ses représentations.
L’effet d’histoire et l’effet sémantique
L’enfant qui
se fond ainsi dans son doudou et le malade qui incorpore son médicament
ont une façon singulière et ritualisée d’appréhender
l’objet. L’un comme l’autre se trouvent trans-portés
dans un temps tout autre, loin de l’actualité. Comme s’ils
se laissaient administrer par l’objet leur propre histoire et,
pourquoi pas, suggère PB, quelque chose de l’Histoire, avec un
grand H. Donc un effet d’histoire, associé à l’effet
de forme(7) .
Cette histoire, qui n’est pas « pour de vrai », est reçue
comme réelle, plus réelle que l’actuelle. Elle est l’histoire
d’un autre corps, ce corps d’avant, dont l’homme souffrant
aurait la nostalgie. Elle n’est donc pas sans rapport avec le
Ça, dont la constitution, dans l’ontogenèse du petit d’homme,
n’est autre qu’un effet d’histoire.
Cet effet est lié non seulement à la rencontre du corps avec les
signifiants, dès avant la conception, mais à la rencontre aussi
du nouveau-né avec le monde matériel et naturel, donc non humain,
dans lequel il vit. Les représentations liées au signifiant, qui
proviennent de ce monde, participent elles aussi à la constitution de
l’inconscient et du Ça.
Dans l’histoire de cet autre corps, administrée par l’objet,
la nostalgie est celle d’un monde binaire, sans médiation, «
où les enchaînements sémantiques agissent dans
l’immédiateté ». Nostalgie du primaire, en somme,
où le sémantique agit directement sur la substance des réalités
organiques. C’est autour de cette nostalgie que tourne le statut subjectif
du médical, son objectalité (8).
Mais revenons au
monde du nourrisson et à l’effet de forme qui provient de partout.
Si nous considérons, non seulement le caractère innombrable des
formes, mais leur nature aussi bien immatérielle que matérielle,
il est évident que les enchaînements sémantiques en question
sont également partout. C’est d’effet sémantique,
plutôt que d’effet de forme, qu’il convient donc de parler.
À condition, bien sûr, de concevoir le terme « sémantique
» comme renvoyant non pas au seul langage parlé, mais, précise
PB, à « tout ce qui, de l’homme et pour l’homme,
lui fait signe, et contribue à le constituer comme tel ».
Sont ainsi à inclure dans le sémantique : les odeurs corporelles,
les sons, les rythmes, les touchers ou encore ce climat d’ambiance dans
lequel baigne le nouveau né. Autant de signes, dont l’effet de
marquage sur l’enfant est manifeste.
S’agissant
de la compétence du petit d’homme à créer
son propre langage parlé, on peut la dire, après Chomsky, comme
fondée sur une sorte de grammaire générative. Mais d’autres
compétences sont à considérer, comme la compétence
de l’enfant à élire des objets au sein du monde de parole
qui l’environne ou la compétence au fantasme, à la peinture,
à la musique, etc.
Concernant la musique, Jacqueline Assabgui en a fait une étude approfondie
dans un ouvrage sur la musicothérapie, où elle traite justement
de la musique en tant qu’objet(9).
Ainsi de multiples grammaires existent, qui se sont formées au fil des
âges et dont l’ensemble constitue les structures génératives
de l’humain. Dans l’ontogenèse, c’est en associant
des phénomènes épigénétiques (10)
aux phénomènes génétiques qu’opèrent
ces structures. Bien avant d’entrer dans le monde de l’imaginaire,
l’être humain sémantise spécifiquement le réel.
L’objet de Winnicott, entre autres, atteste éloquemment de cet
enracinement de l’homme dans son archaïque fondateur.
Parler d’objectalité revient à souligner, en somme, ce qui ne cesse de se mettre en mouvement, de se déplacer, de se trans-férer dans la relation de l’être humain aux objets. La nature sémantique de ce qui se transfère ainsi est évidente. Le transfert, pour PB, c’est le pouvoir même du sémantique archaïque, en prise directe sur le réel.
S’ouvre ainsi notre deuxième point : le transfert et son objet dans le processus humanisant de la somatisation ; autrement dit : le devenir humain du corps de l’homme.
Le transfert et son objet dans le processus
humanisant
de la somatisation ou le devenir humain du corps de l’homme
Deux questions orientent ici la réflexion de PB : la première
concerne le saut proprement dit du psychique au somatique, la seconde concerne
l’objet véritablement en cause dans le transfert.
1e question : Comment franchir l’écart entre, d’un côté, la réalité du transfert sur l’objet et, de l’autre, la réalité des effets observés sur les structures biologiques de l’organisme ?
Si la clinique,
qu’elle soit médicale ou psychanalytique, impose cette question,
la tendance à en recouvrir le vif n’en reste pas moins tenace.
Du côté médical, le renvoi à la psychosomatique
ou à la relation médecin malade est habituel. Mais, présupposant
une opposition d’essence entre le corps et la psyché, l’idée
psychosomatique reste dans une approche binaire qui méconnaît l’humain
dans son enracinement. Quant à ladite relation médecin-malade
qui, dès sa dénomination, élide l’objet en jeu dans
le transfert, elle ne dit rien, non plus, de ce qui détermine les phénomènes
somatiques et commande leur évolution.
Du côté psychanalytique, c’est au nom de la spécificité
de la psychanalyse, que la question du corps et de ses manifestations dans la
cure est le plus souvent écartée. Or, remarquait Serge Leclaire,
l’état des lieux de la psychanalyse met radicalement en question
une représentation idéale d’un champ de la psychanalyse
(avril 1992). Il y a donc un paradoxe à analyser, sans préjugé.
Ce fut la démarche de PB : questionner les limites du champ analytique,
avec le projet de rendre concevable le saut du psychique au somatique.
Nous avons noté
la nécessaire association, dans l’objet thérapeutique, de
l’effet de substance et de l’effet objectal. Nous avons reconnu
aussi que l’objet, du seul fait qu’il est conçu
par l’homme, lui parle un langage primaire, sans mots, où
les enchaînements sémantiques sont immédiats. Se représenter
l’origine et la formation de ce langage fait évidemment problème,
puisque c’est la frontière même entre le monde animal et
le monde humain, qui est questionnée.
Pour mener sa réflexion, PB part de l’idée que la nature
n’a pas attendu l’homme pour organiser la vie par un univers de
signes faisant messages. Par les mots, nous partageons le sort commun de tous
les organismes de la biosphère.
Il y a donc lieu de distinguer, chez l’homme, deux systèmes langagiers
ou systèmes informations messages. D’un côté : un
système biologique « naturel », qui fonctionne comme
dans le reste du monde vivant (cf. l’odeur spécifique de la mère,
qui fait signe au jeune nourrisson). De l’autre : un système
« artificiel », fait des langues que nous parlons
et des cultures qu’elles véhiculent – langues dites naturelles
mais qui, au sens propre, sont des artefacts.
D’où cette hypothèse : le produit de l’interférence
des deux systèmes représente ce qui est parlé par l’objet
dit humain (11) ; c’est un tiers langage. PB le nomme flux
sémantique primaire, en écho à l’expression
« murmure du fleuve sémantique » inventée par Kundera
(12) .
Il ne peut s’agir d’une simple confluence. L’idée d’un
mélange plus ou moins satisfaisant des deux systèmes langagiers,
avec une correction possible en cas de carence – comme le supposait Balint
avec la notion de défaut fondamental – ne convient pas. La métaphore
d’une dynamique conflictuelle traduit bien, en revanche, la nature de
l’instance qui organise, positivement cette fois, l’humain en tant
que tel, dans sa complexité. D’où la comparaison avec le
mascaret qui est, non pas un flux liquide, mais un phénomène
ondulatoire, comportant la production d’une vague unique et considérable
: le soliton.
Postuler ainsi l’existence
d’un tiers-langage, c’est désigner le lieu même
du processus humanisant de somatisation. C’est se représenter,
dit encore PB, « le germe même de tous les transferts ». Et
c’est l’objet – qu’il soit ou non accessible à
nos sens – qui est le véhicule du mystérieux murmure sémantique
dont l’effet est somatiseur. La reconnaissance d’une instance
tierce de métacommande permet ainsi de franchir l’écart
entre la réalité du transfert sur l’objet et la réalité
des effets observés sur les structures biologiques de l’organisme.
À ces phénomènes télécommandés, que
l’on peut dire métabiologiques, répond l’aptitude
à l’épigenèse, déjà évoquée
à propos des structures génératives de l’humain.
Autrement dit, la métacommande humanisante est le fait d’un processus
métabiologique épigénétiquement transmis (13).
La métacommande concerne les processus psychiques tout autant que
les biologiques. Dès lors qu’est établie par la science
l’unicité de l’énergie, le clivage psyché/soma
devient caduc. Il n’y a pas d’opposition d’essence entre l’objet
de la métabiologie et celui de la métapsychologie. Ainsi l’inconscient
à reconnaître dans l’instance de métacommande n’est-il
ni une instance psychique ni une instance du corps. C’est un langage tiers.
Reprenant alors la formule de Lacan : l’inconscient est structuré
comme un langage, PB la complète ainsi : c’est un langage
porte-objet. Il se fera plus explicite encore, en lançant devant
ses collègues psychanalystes : l’inconscient est un langage
métabiologique (14).
Le passage de deux
registres à trois, d’une logique binaire à une logique ternaire,
suppose une logique de refoulement. C’est le refoulement de la nature
qui est fondateur de la métabiologie et nous constitue en tant qu’humains.
Cette contrainte relève de la même nécessité logique
que le refoulement originaire conceptualisé par Freud. Sauf
que, chez PB, conformément à ce qu’il élabore, ce
refoulement est à la base de la vie organique des hommes, avant d’être,
secondairement, à la base de leur vie psychique.
En définitive, l’être humain, qui est lui-même
à appréhender comme objet, apparaît non seulement
marqué, mais édifié dès avant sa conception par
le flux sémantique primaire. C’est au sein d’un « statut
objectal de palimpseste vivant, sémantisé et sursémantisé
», qu’il se crée son propre monde objectal et qu’il
a à advenir comme sujet.
Si l’hypothèse
d’un flux tiers humanisant a rendu concevable le saut du psychique au
somatique, le caractère énigmatique et insondable du processus
de l’hominisation n’en reste pas moins intact. Prétendre
théoriser le chaînon manquant, pour envisager le passage du somatique
au psychique, serait d’ailleurs absurde. C’est bien pourquoi
nous avons fait, avec PB, le chemin inverse : du psychique au somatique.
Pour autant, rien ne permet de prétendre que le langage parlé
en langues a perdu, au cours de l’évolution, tout lien de filiation
avec le langage de la nature. Il y a donc lieu d’admettre, dit-il, que
« la vie psychique est seconde et déterminée, et non première
et déterminante comme on l’infère quand on use du vocable
psychosomatique ».
2e question : À ce point de notre réflexion, une question essentielle reste posée : quel est, rigoureusement parlant, l’objet en cause dans le transfert ?
En passant d’un objet à l’autre et en les référant au sémantique, nous sommes allés au plus près des réalités du transfert. Pour autant, l’objet véritablement en cause dans le transfert nous échappe toujours. Rien n’est repérable, qui permette réellement d’attribuer l’effet objectal. Rien de symbolique et d’imaginaire pour le supporter. Nous sommes ainsi conduits à admettre, pour situer la présence efficiente de l’objet thérapeutique, que cette présence est celle d’une absence ; une absence que le support matériel n’est là que pour attester.
Cette présence
absence est mise en rapport, par PB, avec ce que Lacan désigne, dans
sa réponse au commentaire d’Hyppolite, comme « une sorte
d’intersection du symbolique et du réel, sans intermédiaire
imaginaire ». Mais qui se médiatise, précise-t-il aussitôt,
« par ce qui a été exclu au temps premier de la symbolisation
» (15).
Formule quelque peu énigmatique, sans doute, mais en écho, me
semble t il, avec ce que nous évoquions tout à l’heure,
à propos de l’effet d’histoire et du primaire. Ne devons-nous
pas entendre, dans le « ce qui a été exclu », quelque
chose de ce que Freud avance dans l’Esquisse d’une psychologie
scientifique : « la chose » justement, cet objet perdu, dont
Lacan nous dit qu’il n’a jamais été perdu, même
s’il s’agit de le retrouver ? (16)
En ce lieu d’intersection-exclusion serait donc à situer l’origine
de la liaison qui s’établit entre les représentations
que mobilise la maladie et celles que mobilise l’objet remède.
C’est là, dans cette liaison, enracinée dans l’ontogenèse
comme dans la phylogenèse, que s’origine le pouvoir d’influer
sur l’intimité même des processus biologiques (17).
La notion de présence-absence, à propos de l’objet, a donné
lieu à de multiples élaborations, qu’il serait sûrement
fécond de confronter (18). Mais la conceptualisation par Lacan de l’objet
petit a – objet, dit-il, dont on n’a pas d’idée,
sinon dans ses éclats – nous apporte un éclairage particulièrement
précieux.
Rappelons aussi, à propos de présence absence, que c’est grâce à la suspension par Freud de tout recours à l’objet thérapeutique – cet objet ancestral du transfert du malade – que « le transfert analytique peut se produire et conduire au dévoilement d’un autre objet, puis d’un autre objet encore. Jusqu’à l’évidence dernière que la quête infinie de l’objet ne conduit à rien d’autre qu’à son éclipse, car de cette quête l’objet est la cause et non la fin » (19).
L’intérêt clinique de cette réflexion sur l’objet
Pour développer sa conception du langage des objets, PB s’est appuyé
aussi bien sur les maladies dites nécessaires et dont l’évolution
paraît énigmatique, que sur les manifestations somatiques parfois
étranges qui ponctuent certaines cures. L’éclairage apporté
par sa réflexion concerne donc tout autant l’acte du praticien
dispensateur de soins que l’acte de l’analyste à l’écoute
du sujet.
Les remarques suivantes soulignent cet intérêt clinique.
Se garder, dans la pratique, des dangers de deux croyances extrêmes
Attirer l’attention
des praticiens sur le langage que “parlent” les objets et sur l’objet
véritablement en cause dans le transfert, c’est dire la nécessité,
dans toute pratique auprès des personnes en souffrance, de ne pas se
prendre pour l’objet du transfert. C’est mettre en garde,
du même coup, contre les croyances qui alimentent certaines idéologies.
Soit une idéologie médicale, tendant à faire croire
au médecin qu’il a le pouvoir de guérir les corps humains
en s’attaquant à des phénomènes conçus comme
purement génétiques ou neuro biologiques.
Soit une idéologie psychanalytique, qui tend à faire
croire à l’analyste que parler et analyser résout en quoi
que ce soit les problèmes humains.
Mettre en cause l’opposition inné/acquis. L’exemple de l’autisme chez l’enfant
La traditionnelle
opposition inné/acquis est encore aujourd’hui au cœur de bien
des polémiques. L’hérédité ou la psycho-pathologie
? Le handicap ou la maladie ? L’éducatif ou la thérapie
? Le cognitivisme ou la psychanalyse ? Ces oppositions, qui relèvent
d’un abord binaire de l’humain, sont fondées sur le clivage
psyché/soma. Or, avons-nous dit, la notion d’un tel clivage n’a
plus lieu d’être, quand on considère l’unicité
de l’énergie. Celle-ci est ni psychique, ni somatique ; elle n’est
pas qualifiable.
L’exemple de l’autisme chez l’enfant est significatif
de ces oppositions qui impliquent « la nécessité d’exclure
» (20). Marie-Christine Laznik, psychanalyste, rapporte le cas de mères
qui, face au comportement troublé de leur bébé, vivent
un désarroi tel que leur voix perd certaines de ses dimensions prosodiques
et rythmiques. Elle n’est plus porteuse de cette pulsion invoquante (Lacan)
qui est capable, justement, d’aller chercher le bébé. L’appel
de l’objet, comme le formule PB, ne joue plus. Or, il arrive que
le circuit pulsionnel, à la faveur de rencontres de l’enfant et
sa mère avec un analyste, vient à répondre à la
voix humaine. On a pu mettre alors en évidence l’activation de
zones cérébrales qui, dans le développement de l’autisme,
ne sont pas normalement activées et périclitent (21).
Ainsi, s’agissant d’enfants dont l’accès à
l’objet est profondément brouillé, la réflexion
de PB sur le langage des objets est particulièrement précieuse.
Disons, plus largement, que sa conception d’une biologie humaine non vétérinaire
permet d’intégrer autrement l’apport des neurosciences. Pour
les généticiens eux mêmes, la question du phénotype
et du génotype devient de plus en plus complexe, l’inné
et l’acquis sont de plus en plus indissociables (22).
Considérer la fonction de l’objet dans les situations de perte des objets familiers ou dans les situations de dépendance à l’objet
Si l’accès
à l’objet, chez l’enfant, est parfois empêché,
la perte des objets familiers, quel que soit l’âge du sujet,
peut le désorienter plus ou moins gravement. Ainsi, chez une personne
âgée, une altération brusque de son état peut être
causée par l’abandon obligé et définitif de son lieu
de vie habituel. Certaines séparations – liées
à des problèmes d’ordre familial, médical, professionnel,
judiciaire, politique ou autre – peuvent être aussi à l’origine
de troubles profonds.
Les effets surprenants d’un atelier des senteurs, récemment
inauguré dans un établissement pénitentiaire, disent l’intérêt
d’une réelle prise en compte du rapport de chacun aux objets, du
plus substantiel au plus subtil.
Autre exemple significatif : celui d’une femme débutant une maladie
d’Alzheimer. Égarée dans son quartier, c’est
à la vue des géraniums en fleurs, sur plusieurs balcons, qu’elle
retrouve le chemin de sa maison.
Quant aux situations de dépendance à l’objet (alcool,
drogue, tabac, jeu, nourriture, etc), elles sont celles de sujets profondément
troublés dans leur norme intime et « à la recherche, dit
PB, d’un avènement subjectif qui leur semble barré ».
Si l’addiction a souvent des effets destructeurs, il arrive que l’objet
exerce, selon la formule de Xavier Audouard, une fonction d’éducteur
(de e-ducere, conduire hors de) (23). Encore faut-il qu’il
y ait rencontre du sujet « dépendant » avec un autre ou d’autres
qui vraiment l’écoutent.
Préserver la « place vide » dans
la pratique institutionnelle
La question de l’objet
de transfert est insistante aussi dans la pratique institutionnelle. Je ne peux
ici que l’effleurer.
Dans les institutions de soin, la relation de chacun des patients à
l’objet détermine plus qu’il ne paraît les choix thérapeutiques.
Comment prendre en compte, dans la pratique institutionnelle, l’objectalité
de l’objet ou l’effet sémantique que nous avons évoqué
? Comment « entendre », dans leur rapport à l’objet,
les manifestations somatiques ou psychiques qui ponctuent le parcours institutionnel
d’un sujet ?
Dans l’institution psychanalytique, le devenir du transfert analytique
et de son objet revêt une importance particulière. Lorsque l’analyse,
note PB, a fait surgir sous les formes les plus archaïques l’objet
du transfert, « le destin de ce qui reste du transfert confronté
aux réalités institutionnelles » tend à faire obstacle
à la qualité analytique de la formation des jeunes analystes.
La dissolution du transfert analytique dans la vie institutionnelle tend à
faire de l’objet institution le « cache » durable
de l’objet cause du transfert.
L’histoire et la dissolution de l’EFP en ont témoigné.
La place vide était en jeu. D’où la proposition,
faite alors par PB, d’une institution qui n’en soit pas une : le
Réseau. On peut la rapprocher, me semble-t-il, d’une autre proposition,
lancée plus tard par Serge Leclaire : la création d’une
instance tierce des psychanalystes. Sans doute sont elles opposées
dans la forme. Mais elles ont en commun l’idée de la place
vide à préserver et celle aussi qui lui est liée :
l’idée d’une autorité quelconque à
instaurer, comme l’envisageait Freud dans « La question de l’analyse
profane » (24).
L’homme néotène et son rapport
à l’objet
Il me semble intéressant, pour conclure, de montrer comment la conception
de l’objet élaborée par PB réalise, de fait, une
prise en compte rigoureuse de la néoténie humaine.
Cette notion, introduite
par Louis Bolk (25) dans les années 20, est ainsi définie par
Dany-Robert Dufour : « La thèse néoténique conçoit
l’homme comme un être à naissance prématurée,
à la fois incapable d’atteindre son développement germinal
complet et cependant capable de se reproduire et de transmettre ses caractères
de juvénilité, normalement transitoires chez les autres animaux.
Cet animal non fini, à la différence des autres animaux, doit
donc se parachever ailleurs que dans la première nature, dans une seconde
nature, généralement appelée culture ».
Observant ensuite que l’idée de néoténie est largement
admise aujourd’hui par les paléoanthropologues, il trouve «
étrange que cette théorie ne soit pas davantage mise à
contribution […] et qu’on ne s’avise pas des remaniements
à effectuer dans tous les domaines de la pensée dès lors
qu’il apparaît que l’homme est un néotène »
(26).
Il note cependant que Freud, déjà – mais sans connaître
la thèse néoténique – puis Lacan – d’une
façon explicite – ont mis au départ de leurs constructions
théoriques le fait néoténique. Nous verrons que P. Benoit
a fait la même chose, mais en faisant un pas de plus dans la prise en
compte de ce qu’implique l’inachèvement du petit d’homme.
S. Freud, lorsqu’il évoque « les facteurs qui contribuent à causer les névroses », pressent manifestement la néoténie humaine.
Ainsi, dans
Inhibition, symptôme et angoisse, texte publié l’année
même de la communication de Bolk, en 1926, Freud cite en premier, parmi
les facteurs en cause dans la névrose, le « facteur biologique
», qui est « l’état de détresse et de dépendance
très prolongé du petit d’homme ». « L’existence
intra-utérine de l’homme, écrit-il, est relativement abrégée
[…], les dangers du monde extérieur prennent une importance plus
grande, et la valeur de l’objet qui seul peut protéger contre ces
dangers et remplacer la vie intra-utérine perdue en est énormément
augmentée » (27).
Mais, avant que ne deviennent familières les notions scientifiques qui
établissent l’unicité de l’énergie, la mise
en question du clivage psyché/soma n’était guère
concevable. Freud n’a pu exploiter, dans toutes ses conséquences,
ce qu’il avait pressenti.
J. Lacan place l’hypothèse néoténique au départ même de son travail.
Dès «
Les complexes familiaux » (1938), Lacan reconnaît au premier âge
« une déficience biologique positive » et considère
l’homme comme « un animal à naissance prématurée
» (28). Dans « Propos sur la causalité psychique »
(1946), il conçoit le sens essentiel du stade du miroir en le comprenant
« dans son rapport avec […] la prématuration de la naissance
chez l’homme » ; un phénomène, précise-t-il,
qui est lui-même en rapport « avec le processus de fœtalisation
où Bolk voit le ressort du développement supérieur des
vésicules encéphaliques chez l’homme » (29). Il y
revient une fois encore dans « La troisième » (1974), à
propos de la portée que prend l’image dans le rapport de l’homme
avec son corps. « Au départ, dit-il, j’ai bien souligné
ceci, c’est qu’il fallait pour ça quand même une raison
dans le réel ». Et c’est à la prématuration
de Bolk, qu’il rattache cette « préférence pour l’image
». L’homme, précise-t-il, « anticipe sa maturation
corporelle […] » (30).
Ainsi l’élaboration lacanienne ne s’engage pas seulement
à partir d’une réflexion sur l’imaginaire. «
Elle s’engage tout autant, note D.-R. Dufour, à partir d’une
réflexion sur le réel, et pour être précis,
sur le réel physiologico-anatomique, tel qu’il apparaît appréhendable
à travers l’idée de corps néoténique et de
prématuration humaine ». Selon lui, « on rate quelque chose
d’essentiel au lacanisme si on ne fait pas intervenir l’hypothèse
néoténique » (31).
P. Benoit, sans vraiment l’expliciter, se porte lui aussi dès le départ au plus près de l’homme en tant que néotène.
En cherchant à
décrypter le langage sans mots qui se parle dans les intimités
secrètes du corps, PB met en évidence la contrainte de l’homme
à s’inventer une autre nature. Quand il conçoit les structures
génératives de l’humain et décline les différentes
grammaires qui en émanent, il prend en compte, d’une certaine façon,
les implications de la néoténie et les questions que pose le processus
de l’hominisation.
Si la grammaire générative fondant la compétence du petit
d’homme à parler est la plus évidente, la compétence
à créer des objets, de même que les performances
de son corps dans l’accès à ces objets et dans
leur préhension au niveau des sens, sont aussi remarquables. Ainsi PB
a-t-il consacré de nombreuses séances de son Séminaire
à l’EFP à la fonction préhensive. Il considérait
celle de la main comme le sens le plus performant par rapport aux animaux.
Dès lors qu’elles ne servent plus d’appui dans la marche,
les mains se trouvent disponibles entre l’homme et le monde pour toutes
sortes d’offices. L’homme néotène en dispose pour
inventer, construire, meubler, marquer – y compris par l’écriture
– cet autre monde que, grâce au langage, il se crée. Les
mains ont une grande part dans l’accès des choses au statut d’objet.
Ainsi l’homme a-t-il « le génie de changer la nature de ce
qu’il touche pour en venir de ce fait – même quand il l’ignore
– à se changer et à se démarquer lui-même de
sa nature animale de fondation ». C’est l’idée lacanienne
d’anticipation par l’homme de sa maturation corporelle.
En d’autres termes, « ce n’est pas la nature qui fait l’homme
», c’est le refoulement de la nature qui nous constitue en tant
qu’humains et c’est de ce refoulement que naissent nos cultures.
Le petit d’homme abandonné à la « stricte nature »,
non seulement ne parlerait pas, mais ne se développerait pas et même,
sans doute, ne vivrait pas. « Le feed-back épigénétique
de l’Autre ne fonctionnerait pas » (32). Les histoires d’«
enfants sauvages » en témoignent
Notons d’ailleurs, avec PB, que « la découverte de l’association,
dans les édifications des êtres vivants, de l’expression
d’un “programme” génétique aux conséquences
immuables – mutations mises à part – à des phénomènes
épi génétiques » va à l’encontre de
la loi biologique fondamentale d’Ernst Haeckel, selon laquelle l’ontogenèse
résume la phylogenèse (33). Il y a incompatibilité de cette
thèse dite de la récapitulation avec la thèse néoténique.
D.-R. Dufour le souligne également, quand il conçoit la néoténie
« comme une régression par rapport au développement germinal
attendu » (34)? C’est bien parce qu’il perd sa nature animale
de fondation et que la nature humaine n’existe pas, que l’homme
est contraint d’inventer une seconde nature. « L’espèce
humaine, poursuit il, habite un territoire coextensif à sa parole, un
territoire qu’elle crée à mesure que chacun de ses membres
parle, qu’il peuple de choses absentes rendues présentes et qu’il
tente de porter par tous les artifices possibles à la vue de ses congénères
» (35).
Ainsi l’homme passe son temps, pour se donner un espace et se faire un
monde, à créer des objets. Des objets qui ne cesseront plus de
nous regarder. Littéralement, ça nous regarde ! N’est-ce
pas ce que Lacan veut dire quand, évoquant – à deux reprises
(séminaires 1964 et 1969) – cette histoire de boîte à
sardines qui « flottait à la surface des vagues » et «
miroitait dans le soleil », il note cette remarque de son interlocuteur
: « Ben, elle, elle a pas besoin de te voir pour te regarder » !(36)
Curieusement, si
l’idée néoténique court sans cesse dans les textes
de PB, elle n’y est explicitée, à ma connaissance, qu’une
seule fois et c’est dans une brève note manuscrite – une
page – datée d’octobre 1992. « Les espaces nouveaux
que la parole a ouverts aux hommes, écrit-il, sont certainement loin
d’avoir été tous conçus et occupés. L’homme
est peut-être un néotène, non seulement dans son psychisme
mais dans son corps » (37).
C’est donc le sentiment d’une infinité d’espaces encore
à venir, qui conduit PB, dans l’un de ses derniers textes, à
souligner le fait que l’homme, né pré maturé, restera
non fini, y compris dans son corps. Nous aurons toujours à reconnaître
la souffrance de fondation présente dans une demande d’objet. À
reconnaître aussi, dans nos activités cliniques, ce « langage
de retour » qu’est le langage des objets. C’est « un
langage réfléchi, comme on le dit d’un rayon lumineux »
(38).
Nantes, octobre 2006
1- Ce texte : «
La théorie de la médecine, le médicament et l’inconscient
» (1976) a été publié dans le n° 66 du Coq Héron
(1978), puis repris dans les Chroniques médicales d’un psychanalyste,
Éd. Rivages, 1988, p. 154.
2- La thériaque – de thèr, bête sauvage – aurait
été inventé par Mithridate (roi du Pont – 4e s. av.
J.C.). Cf. le nom commun : mithridatisation, qui signifie « accoutumance
à un poison ». La thériaque comprit toujours de la chair
de vipère et les extraits d’une centaine de plantes.
3- Du médical en tant qu’objet, intervention au Congrès
EFP de Rome, 1974. Publication dans Les lettres de l’EFP (n° 16, nov.
1975), puis dans Chroniques médicales d’un psychanalyste (op. cit.).
4- « La panacée. Essai sur l’effet placebo », in Le
corps et la peine des hommes, pp. 123 à 155.
5- C’est dans Thalassa – Esquisse d’une théorie de
la génitalité (1923-1924, que S. Ferenczi introduit la notion
de « biologie des profondeurs » et parle d’« innovation
métabiologique ».
6- « La théorie de la médecine… », in Chroniques,
op. cit., p. 165.
7- Ibid, pp. 167-173.
8- Si l’on peut concevoir la présence, dans le primaire, de substances
marquées, il n’y a pas à proprement parler d’objet,
même si, pour nous qui en parlons comme dans un après coup, le
sein, par exemple, est dit objet partiel. Le sein, non représentable
dans le primaire, « agit comme un élément sémantique
pur et non comme ce qu’il sera plus tard, dans le secondaire ».
Quand nous parlons d’objet perdu, c’est justement de cet «
objet pré-objectal » que nous parlons. À la limite, il est
réel (in Le corps…, op. cit., p. 140).
9- J. Assabgui : La musicothérapie, pp. 23-26, éd. Jacques Granger,
1990.
10- L’épigenèse désigne les phénomènes
ou aspects de l’ontogenèse qui sont en rapport avec certains facteurs
environnementaux ou autres facteurs intercurrents, par exemple hormonaux. Ces
phénomènes traduisent, soit l’inhibition de l’expression
d’un gêne présent dans le génome, soit au contraire
l’activation de certains phénomènes ou aspects de l’ontogenèse,
qui ne sont pas l’expression du programme génétique présent
dans la cellule fécondée originelle.
11- L’objet dit humain, pour PB, c’est « tel ou tel élément
de l’univers construit ou appréhendé par l’homme –
que ce soit avec ses mains ou ses divers sens ou seulement sa pensée
– et investi ou investissable en tant qu’objet par sa subjectivité
d’homme parlant… Plus l’objet humain est archaïque, plus
le langage qu’il “parle” à l’être humain
touche à l’organique et pas seulement au psychique, dont il n’est
d’ailleurs pas dégagé » (extrait d’un texte
inédit :L’appel de l’objet ou la vocation. Le cycle du langage
et de l’objet, 1987).
12- Milan Kundera : L’insoutenable légèreté de l’être,
édit. Gallimard, 1984, pp. 115 et 116.
13- La métabiologie est l’étude de l’origine de la
biologie humaine, soit l’étude des données du problème
fondamental que constitue, non pas le saut du psychique au somatique, mais celui
de l’animal à l’homme, le saut hominisant. Quant à
l’épigenèse, nous l’avons définie plus haut
(note 10). Épigenèse et métacommande des phénomènes
biologiques constitueraient le matériau biologique qui, tout au long
de la mutation humanisante (phylogenèse/ontogenèse), aurait permis
que s’édifie la métabiologie humaine.
14- P. Benoit : « La parole silencieuse », in Le corps et la peine
des hommes, op. cit., p. 370.
15- J. Lacan : « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la
“Verneinung” de Freud », Écrits, éd. du Seuil,
1966, p. 383.
16- J. Lacan : « Das Ding », in Le Séminaire (livre VII).L’éthique
de la psychanalyse, p. 72.
17- Cette liaison, note PB, est en somme l’objet auquel la déesse
Panacée a donné son nom. Cette déesse grecque est nommée
dans certaines formes du serment d’Hippocrate.
18- Je pense aux élaborations de Serge Leclaire, dans Psychanalyser (1968)
et Démasquer le réel (1971), ou à celles de François
Perrier dans son séminaire Le corporel et l’analytique (1971 72).
19- P. Benoit, Chroniques…, op. cit., pp. 124-125
20- Michèle Faivre-Jussiau, psychanalyste : « Autisme infantile
», in L’apport freudien, sous la dir. de Pierre Kaufmann, Bordas,
1993, p. 45.
21- Il s’agit des travaux d’IRMf (imagerie à résonance
magnétique fonctionnelle) conduits par M. Zilbovicius et collaborateurs.
Ils sont commentés dans les Cahiers de PRÉAUT (PRÉvention-AUTisme),
n° 1, édit. L’Harmattan, mars 2005.
22- Concernant les questions relatives à « génétique
et épigénétique », lire le Projet d’avis (1e
partie, pp. 11à 35), rédigé par le « Comité
d’éthique de l’Inserm », en juin 2006, à l’occasion
du projet de commercialisation d’un « test génétique
de diagnostic précoce de l’autisme ».
23- X. Audouard : La non-psychanalyse ou l’ouverture, Éd. L’étincelle,
1979, pp. 193-200 – Voir aussi son article : « L’idéologie
de l’éducteur chimique », in Le Coq Héron, n°
57 (1976), pp. 24-30.
24- La question de l’analyse profane (1926), Éd. Gallimard, 1985,
p. 120.
25- L. Bolk (anatomiste hollandais) : Das problem der Menschwerdung, 1926 –
Traduction française par F. et G. Gantheret, « Le problème
de la genèse humaine », in Revue française de psychanalyse,
mars avril 1961 – Le mot « néoténie » vient
du grec néo-, « nouveau », et teinein, « prolonger
».
26- D.-R. Dufour : On achève bien les hommes, Éd. Denoël,
2005, pp. 18 et 38.
27- S. Freud : Inhibition, symptôme, angoisse (1926) – PUF, 1965,
pp. 82-83).
28- J. Lacan : « Les complexes familiaux…» (1938), in Autres
écrits, Seuil, 2001, p. 34.
29- J. Lacan : « Propos sur la causalité psychique » (1946),
in Écrits, Éd. du Seuil, 1966, p. 186.
30- J. Lacan : « La troisième » (Rome, 1e nov. 1974), in
Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 16, p.191.
31- D.-R. Dufour : « Une raison dans le réel : le corps néoténique
», in Journal Français de Psychiatrie, n° 24 (« Le corps
et ses marques »), Éd. Érès, 1e tr. 2006, pp. 49-50.
32- P. Benoit : « Structures génératives de l’humain
et flux sémantique primaire », in Le corps et la peine des hommes,
op. cit., p. 185.
33- P. Benoit : « Une biologie humaine non vétérinaire est-elle
concevable », in Le corps et la peine des hommes, op. cit., pp. 217-218.
34- D.-R. Dufour : On achève bien les hommes, op. cit., p. 34.
35- D.-R. Dufour : JFP, n° 24 ; op. cit., p. 50.
36- J. Lacan, in Le Séminaire : Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse, pp. 88 et 89 – et Livre XVI : D’un Autre à
l’autre, p. 92.
37- P. Benoit : « Mon “Credo” », Ibid., p. 374.
38- P. Benoit : « L’appel de l’objet ou la vocation. Le cycle
du langage et de l’objet », texte inédit, 1987.