Les perversions ordinaires

samedi 9 avril 2005

Une Journée d’étude consacrée au thème des « perversions ordinaires » (Université de Nantes, Formation continue, 9 avril 2005) s’est poursuivie le lendemain sous forme de table ronde avec certains des intervenants et quelques autres collègues psychanalystes. On trouvera ici la retranscription de ce débat. Toutes les interventions de la Journée seront ultérieurement insérées dans un volume collectif consacré à la perversion, à paraître aux éditions Erès.

1. Jouissance phallique et autre jouissance

2. Les avatars de la signification phallique

3. Perversion « classique » et perversion « ordinaire »

4. La plaque tournante : adolescence et états dits limites

5. Sujet et temporalité

6. Les effets cliniques du « discours du capitaliste »

7. Retour sur le point de capiton et l’acte psychanalytique

8. Psychanalyse et éthique


1. Jouissance phallique et autre jouissance


Christian Demoulin : J’ai une vraie question, qui s’adresse à Régnier. Tu avances, comme point commun entre le capitalisme et le totalitarisme - si j’ai bien retenu - qu’au fond, ils désavouent l’autre jouissance au nom du naturalisme, au profit de la jouissance phallique, qui serait la seule jouissance à avoir sa place dans le discours. D’où une double question. En quoi cela se distingue-t-il des autres sociétés ? Est-ce que toute société ne se fonde pas sur l’exclusion de l’autre jouissance en tant que c’est une jouissance qui, justement, ne peut pas être prise dans le discours ? Et j’ai une sous-question : ton point de vue n’est-il pas à l’opposé de celui de Jean-Pierre, lorsqu’il parle de perversion a-phallique ? Voilà de quoi ouvrir un premier champ de questions.

Jean-Pierre Lebrun : J’ajoute une question qui va dans le même sens. Tu avais l’air de voir clairement le lien entre discours du capitalisme et désaveu. Pour ma part, je ne suis toujours pas très au clair sur la façon dont cela se tient. Il est sûr que cela se tient. Nommé à, désaveu ou déni – peu importe, utilisons les termes sans les distinguer, même si cela mériterait, mais enfin… – et discours du capitalisme, je trouve intéressant de voir comment ces trois choses s’articulent. Tu avais l’air, pour ce qui est du discours du capitalisme et du désaveu, de dire que cela allait de soi. Ou bien c’est un raccourci et l’on reste toujours à ne pas très bien savoir, ou bien tu as travaillé la question. Dans ce cas, j’aimerais bien que tu en dises quelque chose.

Régnier Pirard : Je vais essayer de dire ce que je peux, en partant d’abord de cette notion de « perversion a-phallique » que conteste Christian. Je prends la question par là, parce que c’est peut-être le côté le plus facile pour lever certains malentendus. Je pense qu’il y a des malentendus.

C.D. : Plus que contester, c’est que je ne la comprends pas bien.

R.P. : A-phallique, avec alpha privatif. Je suppose que tu ne le comprends pas au sens où tu n’imagines pas qu’une perversion puisse être étrangère à la problématique phallique, à la signification phallique, car la perversion est une façon d’esquiver, de contester, de défier le signifiant phallique. Est-ce cela ?

C.D. : Si l’on part de l’exemple du fétichisme, évidemment on ne peut pas parler d’a-phallique, cela dépend de quoi on parle.

R.P. : Ceci entraîne la difficulté à entendre ce que pourrait vouloir dire perversion a-phallique. Ce qu’on lit chez Jean-Pierre rejoint cependant certains propos que tu tiens aussi, ce qui veut dire que nous sommes devant une difficulté de vocabulaire beaucoup plus que devant une difficulté vraiment conceptuelle. Ce que Jean-Pierre vise, à travers la manière dont il l’amène est ce défaut de symbolisation, cette peine à entrer dans un processus de subjectivation, quelque chose qui n’est pas pleinement inscrit dans la signification phallique. C’est ainsi que je comprends le terme d’a-phallique. Cela renvoie en effet à la perversion polymorphe, une certaine forme de perversion généralisée.
Du coup, cela pose un problème tout à fait complexe, sur lequel je suis venu buter, celui des rapports entre la perversion dite polymorphe et la perversion au sens clinique, psychopathologique du terme. Soit on peut faire l’hypothèse à propos des « perversions ordinaires » qu’il s’agit seulement d’une manière de parler, mais je trouve que c’est une hypothèse très faible et qui n’est pas très heuristique; parler des perversions ordinaires serait une forme de métaphore pour dire que l’on fonctionne d’une manière pseudo perverse, mais que ce n’est pas vraiment de la perversion. Je trouve que si l’on se contente d’une telle approche, le gain est vraiment très ténu. C’est à peu près aussi inutile que de dire qu’on est tous névrosés. Quand on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose, et cela ne nous éclaire pas beaucoup sur ce qu’est vraiment la névrose. Je cherchais donc un lien plus serré, plus fort, plus étroit, entre perversions ordinaires et perversions au sens clinique, psychopathologique.
Cela m’amène à aborder les deux autres questions que vous soulevez.
D’abord, est-ce que toute société ne se fonderait pas, finalement, sur un refus de l’autre jouissance ?
Certes, on peut dire cela de cette manière, mais ce que j’essaye de suggérer, c’est la chose suivante : il me semble que dans l’évolution de la théorie de Lacan il y a des reprises qui vont dans le sens d’une simplification au sens mathématique du terme. C’est-à-dire que Lacan cherche, au fond, des formules de plus en plus épurées, qui ne sont pas des ruptures – je suis persuadé qu’il y a une grande continuité dans la théorie de Lacan –, mais qui sont des espèces de reprises, par épuration de la formule, d’une problématique qui est en place très tôt. Par exemple, l’opposition de l’autre jouissance et de la jouissance phallique est pour moi une façon de reformuler ou de repenser quelque chose qui est déjà présent dans les premières élaborations de Lacan autour de la perversion.

C.D. : Peux-tu donner plus de détails sur d’autres élaborations de la théorie de Lacan ?

R.P. : Par exemple, concernant la question du fétichisme, la manière dont Lacan pose le problème du fétichisme, déjà dans les premiers séminaires, par différence avec la phobie comme plaque tournante… ; c’est-à-dire comment, finalement, le sujet se positionne par rapport à l’émergence de la signification phallique. Au début, Lacan reste dans une approche assez freudienne, puis il faudra tout son travail sur la sexualité féminine pour l’amener à une façon différente, lui permettant de sortir par le haut, si je puis dire, d’une certaine impasse. Cela, à mon avis, est la mise en évidence de la question de l’autre jouissance aux alentours du séminaire Encore. Que cette autre jouissance ait déjà commandé la distribution des figures psychopathologiques avant, il n’y a pas de doute ; mais nous ne pouvons le savoir qu’après coup. C’est une façon de reformuler le problème. Cela m’amène à dire ceci : je pense que les perversions, quelles qu’elles soient, qu’elles soient ordinaires ou extraordinaires, se définissent par rapport à une prise de position qui concerne la signification phallique. C’est un défi par rapport à cela ; c’est un jeu avec la Loi. Kant avec Sade est très clair sur ce point. La façon dont Lacan parle de Sade, montre bien qu’il ne le confond pas du tout avec un psychotique. C’est une façon de défier la Loi dont il a besoin. Mais il n’en a pas besoin comme un névrosé, par exemple à la manière de Kant.
La question que je me pose est de savoir – c’est ainsi que je me suis formulé le problème – si aujourd’hui, nous ne sommes pas devant l’impossibilité de méconnaître, de ne pas rencontrer, de ne pas être frappé par la question de l’autre jouissance; cela à travers, par exemple, la montée du féminisme, la transformation de la représentation de la femme, la littérature, etc.
Nous sommes interpellés par l’émergence d’une représentation du féminin – et c’est tout à fait corrélatif, d’ailleurs, de la chute du patriarcat – qui, qu’on le veuille ou non, s’impose à nous. Il y a des sujets qui esquivent cela, qui font tout ce qu’ils peuvent pour esquiver. Dès lors, que se passe-t-il pour eux ? Ils sont nécessairement rabattus du côté de la perversion polymorphe que nous connaissions bien, dont nous avions déjà une certaine idée à travers la théorie classique de la perversion. Le fétichisme est quand même un jeu avec le phallus imaginaire. Je pense que les expressions de la perversion ne peuvent pas échapper aux « portants de l’éthique chrétienne », comme dit Lacan, à la question d’une représentation et d’une signification phalliques.
C’est pour cela qu’en ce qui concerne la question du déni, du désaveu – il y a là un problème de traduction bien entendu : le terme est celui de « Verleugnung », terme qui, d’ailleurs, flotte un peu, chez Freud, parce qu’à la fois, à certains moments, il l’applique à la psychose comme il l’applique à la perversion.

J.-P. L. : Et à la normalité.

R.P. : Oui, en plus : l’enfant dénie.

J.-P. L. : Il commence par dénier.

R.P. : Tout à fait. Cela flotte d’autant mieux que le fameux terme de « Verwerfung » n’est pas chez Freud vraiment un concept. C’est Lacan qui en a fait quelque chose. Freud s’en sert de manière très peu conceptualisée. Cela n’a pas la force, par exemple, de « Verdrängung », qui est vraiment posé comme un concept. Question de vocabulaire, donc, mais nous sommes bien obligés de penser avec des mots. Si nous définissons comme étant du déni ou du désaveu ce qui se passe dans la perversion telle que nous la connaissions classiquement, comment faut-il appeler cette espèce de recul, de dérobade devant le surgissement, la représentation d’une jouissance autre ? Comment faut-il appeler cela ? Je n’en sais rien. Si l’on utilise les termes de déni et de désaveu tels qu’on les utilisait classiquement, il faut bien se débrouiller pour trouver un terme afin de dire que le sujet se détourne de quelque chose qui, pourtant…

J.-P. L. : Ce que tu dis est pour moi très important, parce que cela apporte une distinction. C’est pour cela que j’ai utilisé dans mon texte, à un moment donné, « récusation » en pensant à nuancer le terme de « a-phallique », qu’on peut concevoir comme : on est hors du phallus, ou bien alors c’est la stratégie du sujet de ne pas vouloir s’y confronter, c’est-à-dire que ce n’est pas en connaissance de cause. Je trouve que c’est différent de dénier ou de désavouer, ce qui suppose que c’est déjà connu, plutôt que d’introduire un terme qui permet de dire que l’on s’immunise contre, que l’on ne veut pas aller rencontrer cette affaire-là. C’est pour cela que j’utilisais le mot « récusation ». Il s’agit davantage d’une récusation, d’un maintien à distance jusqu’à se constituer une immunité, quitte à ce qu’un jour la crise s’ensuive. Le maintien à distance du phallus est plus une récusation que son déni, parce que pour qu’il y ait déni, il faut qu’il y ait eu reconnaissance. Alors que dans le dispositif que l’on décrit, tout semble se passer comme s’il s’agissait d’éviter presque phobiquement – sans signifiant phobique évidemment, à moins qu’il s’agisse dans cet évitement du signifiant phobique lui-même – la rencontre avec le phallus, via le régime du rapport au père. Je pense que « a-phallique », ce n’est pas l’effet obtenu, c’est l’inverse. De la même façon qu’il y a des hystériques que l’on connaît se refusant absolument à toute position phallique, mais à la limite, elles deviennent encore plus phalliques, par refus. C’est pour cela que cela ne me paraît pas contradictoire que l’on se trouve à la fois du côté du « a-phallique » et que l’effet, ce soit du « tout phallique ».

R. P. : Nous n’avons pas le même abord de la question, quand même, parce que la récusation porte pour toi sur la signification phallique, c’est-à-dire le régime du rapport au père.

J.-P. L. : La récusation porte pour moi sur l’imparité phallique. Je ne veux pas métaboliser le fait qu’il y ait une imparité.

R. P. : D’accord, alors nous pouvons peut-être nous rejoindre sur ce point.

J.-P. L. : La récusation porte là-dessus. C’est cela que le discours social demande. Il est actuellement dans un vœu de mettre tout le monde sur un pied d’égalité; il y a une sorte d’égalitarisme. Cela laisse croire que l’on n’a pas besoin d’introjecter l’imparité phallique. Si cela se passe ainsi, le problème est que le sujet n’en sait rien, mais que cela a une série d’effets dont il voit ensuite les conséquences. Mais il ne sait même pas que ce sont les conséquences de cela.

R. P. : Est-ce que l’imparité phallique est pour toi la même chose que ce que j’appelle l’émergence à l’autre jouissance ?

J.-P. L. : Oui, dans la mesure ...

R. P. : Certes, la question de l’imparité phallique peut être pensée, peut être abordée d’une façon très classique, à partir du déni infantile : l’enfant qui rencontre la castration de la mère mais qui ne veut rien savoir… Mais cela, ce n’est pas encore la question de l’autre jouissance, me semble-t-il, telle que Lacan l’introduit dans le séminaire Encore. Ce qu’il introduit à ce moment-là, c’est justement une sortie de la signification phallique et ce n’est pas une sortie dont nous pourrions nous dispenser, c’est une jouissance supplémentaire, etc. Faire l’impasse sur cette jouissance supplémentaire avec ce qu’elle a d’infini, au sens où l’on ne peut pas la totaliser – il n’y a pas d’ensemble, il n’y a pas LA femme, etc. –, cela me semble quand même être un discours nouveau par rapport à la façon dont, classiquement, se pensait la perversion comme désaveu de la castration. Nous ne sommes plus dans la problématique de la castration.
Comment peut se désavouer, se méconnaître ou se récuser – je ne connais pas le terme – cette autre jouissance ? C’est cela ma question. Lorsque cette autre jouissance est esquivée, nous sommes nécessairement rabattus, avec des coordonnées et des paramètres certes un peu différents, du côté d’une problématique exclusivement phallique, d’où certains caractères phalliques très visibles, très « machos », dans le fonctionnement du social contemporain. Nous sommes à la fois dans la perversion ordinaire et en même temps dans une espèce de sur-lignage d’un vocabulaire machiste : le prestige, la force, la puissance, les mecs, etc.

J.-P. L. : Mais la jouissance autre ? Je trouve qu’il faut toujours distinguer la jouissance dont on parle, parce que je ne pense pas qu’il y ait une jouissance autre unique. Il y a la jouissance autre « post-phallique ». Nous allons l’appeler ainsi grossièrement. Et il y a celle dont nous ne savons rien, qui est celle d’avant le phallus, mais dont nous ne pouvons forcément rien dire, parce qu’il faut passer par le phallique pour en dire quelque chose. Ce ne sont pas les mêmes.

R. P. : Ce ne sont pas les mêmes… La seconde, comme tu dis, « pré-phallique », n’est accessible que parce qu’elle est élaborée post-phalliquement.

J.-P. L. : Oui, mais ce n’est pas du tout la même chose quand elle est prise dans la fonction phallique ou non. Cela la situe tout à fait autrement. Tout le travail, d’ailleurs, de la cure, est d’aboutir à cela : utiliser la fonction phallique, la fonction de la parole pour arriver à situer quelque chose qui, au départ, est envahissant, sans que l’on ait conscience de quoi que ce soit, et que l’on arrive, non pas à la dire, mais à la situer dans la parole. Ce sont deux positions différentes. Quand Christian dit que toutes les sociétés ont toujours fait cela, je pense que la nouveauté, c’est une société qui s’organise sur le refus, ignoré d’elle-même, de l’imparité phallique. Elle ignore cette jouissance phallique; elle ne veut pas qu’il y ait un prix à payer pour cela ; d’où, d’ailleurs, la difficulté de joindre la question du rapport au réel : quand on se trouve dans une position où l’on pourrait complètement se dispenser de l’imparité phallique, où l’on pourrait en faire l’impasse, on voit bien que l’impasse se retrouve dans des points d’accrochage au réel, différence des sexes et des générations. C’est bien là que cela vient buter. Si l’on n’a pas l’imparité phallique à sa disposition, comment peut-on positionner la différence des sexes ? Je ne sais pas; il faut accepter qu’il y ait là une imparité. C’est vraiment pour moi l’os de la psychanalyse. Je trouve que si nous lâchons sur ce point, alors nous ne faisons plus de psychanalyse, c’est terminé. C’est mon point de vue. Je me trompe peut-être. D’où le débat avec certains. Si nous lâchons sur le fait qu’il y a une imparité, que c’est la grande spécificité de la psychanalyse de prendre cela en compte, je ne vois plus où l’on va. Mais c’est autre chose. Ce n’est pas l’enjeu ici.
Ce qui est nouveau, dans la société, c’est que nous avons toujours organisé un système dionysiaque, qui n’est rien d’autre qu’une manière de dire la jouissance autre et de lui donner un statut, mais un statut de carnaval, un statut de moment, qui n’est pas tout le temps. Nous pouvons lâcher, à un moment donné, le jour du carnaval, toutes les règles, mais le lendemain matin, au réveil, il faut qu’on les reprenne en compte. La temporalité est prise en compte. Je trouve que la jouissance autre que tu indiques là est celle qui est reconnue, qui est située grâce à la jouissance phallique.

R. P. : Oui.

J.-P. L. : Avec cela, on se débrouille. Ce n’est pas si simple. C’est déjà pas mal, mais… Cela pose question, mais c’est une manière de se débrouiller. Je trouve que ce qui est nouveau, c’est quand le discours social laisse croire et entérine le fait que la jouissance phallique ne va plus subir l’imparité phallique. De ce fait, elle aboutit paradoxalement aux deux jouissances qui inondent tout : la « toute phallique », comme tu dis, machiste, etc. et l’autre dont l’on ne sait plus que faire et qui envahit tout. Nous avons les deux en même temps. Je pense qu’il est important de ne pas mettre sur le même pied jouissance autre d’avant le phallus, dont l’on ne sait rien dire, évidemment, et jouissance autre qui est à travers lui. C’est l’histoire du schéma de la sexuation : si l’on n’a plus le côté gauche, il n’y a plus de côté droit.

R. P. : Tout à fait d’accord, il y a une dialectique. Nous ne pouvons pas…

J.-P. L. : Ceux qui veulent éliminer la question de l’exception, se trouvent dans quelque chose qui ne fonctionne plus du tout.
La perversion habituelle, c’est : j’ai repéré cela et je m’y oppose. Dans ce cas, c’est anti-phallique ou encore plus phallique parce que contre. La nouveauté actuelle, c’est une sorte de planant qui ne prend pas en compte, sans même savoir qu’il s’y oppose, puisqu’il profite du discours ambiant pour dire qu’il n’a pas besoin de subir cela, qu’il peut fonctionner tout seul ainsi et qu’il peut inventer des choses. Je cherche à préciser ce que j’essaie de faire émerger.

R. P. : Est-ce que tu dirais que la note dominante, dans le discours social – on simplifie lorsque l’on parle ainsi, on pourrait tout de suite trouver un certain nombre de contre-exemples –, est un certain effacement de la référence phallique ?

J.-P. L. : Oui. D’accord. C’est ce que Chemama appelle forclusion sociale du phallus, que Christian ne peut comprendre.

R. P. : A ce moment-là, inévitablement, qu’est-ce qui se promeut ? Qu’est-ce qui vient à l’avant-plan ? C’est ce que j’appelle l’infini possible de la jouissance, la jouissance autre comme débordement, comme sans limite, etc. C’est cela qui s’impose donc. Seulement, comme nous ne sommes pas dans la forclusion – nous sommes dans l’effacement et non dans la forclusion de la signification phallique – cette espèce de débordement de l’autre jouissance va nécessairement s’exprimer en pervertissant justement la signification phallique. Elle ne revient pas forcément en-deçà; elle la déforme.

J.-P. L. : C’était l’intérêt de ce que tu disais; c’est ce que tu avais prouvé.

R. P. : C’est ce que j’ai essayé de dire.

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2. Les avatars de la signification phallique


Dany-Robert Dufour : Il me semble que ce que vous dites a des conséquences considérables au niveau de ce que l’on pourrait appeler la signification, parce que la signification est donnée comme signification phallique. A partir du moment où la signification phallique subit quelques assauts, dans quel mode de signification entrons-nous ?
Par exemple, dans le Séminaire III sur les psychoses, Lacan dit quelque part ceci, sur la signification : « La notion de père donne l’élément le plus sensible dans l’expérience de ce que j’ai appelé le point de capiton entre le signifiant et le signifié ». Cela me semble être un point extrêmement important puisqu’à partir de ce capitonnage premier, qui est bien fixé au père, il faut bien se rendre compte que lorsque que l’on parle du père, on parle de l’élément qui permet de parler de la différence sexuelle et de la différence générationnelle. Il permet de parler des deux en même temps. C’est pour cela qu’il me semble que quelque chose dans le symbolique est nécessairement lié par le père au réel. Si ce capitonnage entre le signifiant et le signifié – ce premier capitonnage qui permet ensuite tout le déroulement infini de la signification – saute, dans quel type de signification sommes-nous? Pouvons-nous parler de signification perverse? Ce n’est pas sûr. Pourquoi? Parce que quand nous sommes dans ce capitonnage premier avec la notion articulée sur la notion de père, nous avons alors une contrainte au moins discursive, c’est que nous ne pouvons pas dire deux choses en même temps. Si nous voulons dire deux choses en même temps, nous en disons une et nous refoulons l’autre, qui peut revenir. Vous savez tout ceci mieux que moi : cela peut revenir par des formes multiples. Mais du coup, s’il n’y a plus ce capitonnage premier, alors que se passe-t-il au niveau de ce que j’appellerais entre guillemets la « signification perverse » – parce que cela me semble contradictoire de dire ces deux termes en même temps : « signification » et « pervers »? Par quoi se caractériserait ce « discours pervers »? Il se caractériserait par la possibilité, qui me semble contemporaine, de pouvoir dire deux choses contraires en même temps sans refouler.

J.-P. L. : C’est ce qui se passe.

D.-R. D. : C’est ce que l’on entend, à mon sens, tout le temps. Si vous permettez un petit retour sur l’objet de mon travail, ceci signe en même temps la disparition du sujet critique aussi bien que du sujet névrotique, puisque le sujet critique est précisément celui qui subit la contrainte de ne pas pouvoir dire deux choses en même temps et de devoir choisir, et de pouvoir donc être objecté par rapport à ce qu’il dit. A partir du moment où nous pouvons dire deux choses en même temps, c’est-à-dire que nous pouvons affirmer « oui » et « non » en même temps, je pense que nous sommes exactement dans la signification perverse, qui pose, au niveau du discours social, un nombre invraisemblable de problèmes. Ce que vous examinez au niveau de la jouissance phallique ou a-phallique, je pense qu’il faut l’examiner exactement en même temps au niveau de la signification phallique et a-phallique.

R. P. : Je suis tout à fait d’accord. J’ajouterai que c’est peut-être là le point où s’articule la différence entre la nomination et le «nommé à ». La nomination est vraiment de l’ordre de la métaphore et le « nommé à » est de l’ordre d’une suite indéfinie métonymique.

D.-R. D. : Un nom pour un autre ou un nom et un autre.

R. P. : Oui, c’est cela, mais ce n’est pas une abolition. C’est cela qu’il faut bien voir et je trouve que le texte de Christian est intéressant, celui de Jean-Pierre aussi d’ailleurs, quand vous cherchez à distinguer soigneusement forclusion et autre chose : défaillance de la métaphore du Nom-du-père et forclusion, ce n’est pas forcément la même chose. Dans cette dérive métonymique, qui me semble l’ouverture sur une autre jouissance, il n’y a pas de forclusion. Je dirais même qu’il n’y a pas non plus absence pure et simple de métaphore. Il y a une baisse du régime de la métaphore. D’ailleurs, métaphore et métonymie, si nous lisons bien, par exemple dans le Séminaire V, nous voyons que c’est axial pour Lacan. Dans Le Graphe du désir, il montre cela très bien; il parle des débris métonymiques de l’objet, etc. Nous voyons bien que c’est impossible de penser la métaphore sans la métonymie. Par ailleurs, nous pourrions appeler des arguments linguistiques plus pointus pour montrer cela. Il y a là des choses à reprendre; l’opposition paradigme/syntagme, etc. est trop tranchée. Ce sont vraiment des axes qui se croisent.

D.-R. D. : Le seul point où Lacan admet le capitonnage du signifiant et du signifié, c’est sur le père. Mais il me semble que si vous lâchez sur ce capitonnage premier, alors tout est possible.

R. P. : Mais je pense que Lacan ne lâche jamais là-dessus. Simplement, il le reformule. Passer du Nom-du-Père, c’est-à-dire d’une sorte de capitonnage un peu fort, douloureux, au pluriel des noms-du-père, ce n’est pas lâcher le capitonnage. Quand il arrive dans la théorie des Nœuds, il y a quand même le coinçage de l’objet a, etc. Quand les nœuds se disloquent, nous sommes dans la psychose.

J.-P. L. : Je prends volontiers l’exemple de l’adolescent qui entre dans un monde où on lui dit et « oui » et « non », les deux se valent. Quand il rentre dans un monde inconsistant et incomplet, il est dans ce monde-là. Quand il est dans le monde incomplet, il commence d’abord à buter sur quelqu’un – sur le père : arrêtons ! –, sur le capitonnage incontournable. Quand il est à ce point-là, évidemment, toute la vectorisation phallique se met en place, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autre chose : j’arrive sur cette terre, je commence à causer et il y en a d’autres avant moi. Zut alors ! Je ne suis pas le premier, je ne suis pas tout seul… Aujourd’hui, la manière dont il entre, c’est souvent : tu dis oui, c’est bien, tu dis non, c’est bien aussi. Comment faire entendre que le oui et le non ne sont pas la même chose s’ils fonctionnent exactement de la même façon? Je trouve que c’est cela l’ambiguïté. Ce n’est pas que oui et non sont la même chose, bien sûr, il n’empêche que l’on continue toujours à …

Bernard Brémond : C’est exactement sur ce point que se termine l’unique leçon du séminaire Les Noms du père : le oui et le non, ce n’est pas la même chose. C’est la dernière ligne.

J.-P. L. : Dire oui vaut quelque chose, dire non vaut vraiment tout autant, mais « oui » et « non » ne sont pas la même chose. Voilà le problème.

R. P. : A ceci près, ai-je envie de dire, que l’on était en quelque sorte sous la garantie d’un oui stable, alors qu’aujourd’hui, cette question de la non-confusion, qui est tout à fait importante, se rejoue, c’est-à-dire qu’il faut retailler la différence à chaque fois. Ce qui est important, c’est que la différence soit là, que le oui et le non soient différents.

X. : Le débat sur le référendum européen est intéressant, de ce point de vue. Nous avons des « oui » qui valent des « non » et des « non » qui valent des « oui ». Nous sommes dans un entremêlement…

D.-R. D. : Je trouve que c’est tout à fait vrai. Si vous remontez un peu dans le temps, je ne sais pas si vous vous souvenez du référendum de Mitterrand en 1984 sur l’école; il devait faire un référendum sur l’école, il a vu qu’il allait perdre; il a donc fait un référendum sur le référendum, qui posait aux individus la question suivante : « Voulez-vous que je fasse un référendum sur l’école ? Si vous voulez dire non à ma proposition sur l’école privée et sur l’école publique, vous êtes obligés de me dire oui sur le référendum ; donc pour me dire non, il faut me dire oui. ». Je crois qu’au niveau de la vie politique, il y a là une démonstration de la signification « perverse », entre guillemets. Magnifique démonstration politique!

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3. Perversion « classique » et perversion « ordinaire »


Stéphane Faes. : En ce qui me concerne, je ne saisis pas bien ce que l’on gagne en ne reprenant pas la question d’une perversion ordinaire au sens où Freud parlait de névrose ordinaire – qui se soumet ( ?) aux figures phalliques, comme forme pathologique, en tout cas la forme de pathologisation la plus classique. Je ne saisis pas cela. Pourquoi est-il nécessaire de réélaborer? Dans le fond, la question se pose toujours par rapport à la signification phallique. Même en prenant le champ politique, la possibilité de dire « oui » et « non », un oui qui contient un non et un non qui contient un oui, est une forme très classique que l’on connaît dans la perversion depuis longtemps. C’est une banalisation d’un discours qui effectivement était contenu par la névrose ordinaire. Je ne sais pas, c’est cela que je ne saisis pas. Pourquoi est-il nécessaire de réélaborer? Certes, il est toujours nécessaire de réélaborer, mais en tout cas, pourquoi ne peut-on pas faire jouer les structures classiques?

J.-P. L. : Je vois quand même une différence entre quelqu'un qui est comme on dit, pervers, c’est-à-dire qui est vraiment organisé psychiquement autour d’une substitution à la différence des sexes, que l’on connaît, qui est identifié à une telle position, et ce type de sujets qui émergent aujourd’hui, qui n’ont même pas fait ce choix-là, qui sont simplement prisonniers d’un modèle de fonctionnement à leur insu. Je trouve que c’est très différent comme mode d’intervention, si l’on pense cela. En effet, pour ceux qui sont construits psychiquement là-dessus, il y a quelque chose à faire, c’est d’attendre qu’ils veuillent bien en bouger; moyennant quoi, beaucoup mourront avant. On ne peut pas l’empêcher. Nous avons bien rappelé hier que la perversion au sens fort ne vient pas chez l’analyste; si elle y vient, c’est parce qu’elle a d’autres embarras, mais elle ne vient pas. Alors qu’ici, ce n’est pas du tout cela. C’est dans la construction psychique du sujet que quelque chose se met en place. Cela n’a pas la même incidence sur la construction subjective, puisqu’il s’agit plutôt d’un processus de non-subjectivation qu’un vrai processus de subjectivation. C’est la première incidence. Deuxième incidence, qui est très intéressante, c’est que, du coup, cela met en évidence un fonctionnement dont nous participons peut-être tous, mine de rien, mais qui, habituellement, est venu se réorganiser autrement parce qu’il a accepté le processus de subjectivation. Cela est déjà important; et il y a encore d’autres incidences qui m’échappent pour l’instant.
Guy Lérès, qui était présent récemment à Luxembourg, parle de névrose; il maintient le processus de névrose dans un article remarquable qui s’appelle Démensonges, dans le n°12 de la revue Essaim. Ce sont des phénomènes, selon une formule de Lacan qu’il a reprise, « d’allure perverse ». C’est très important. En effet, si vous avez affaire à un sujet qui est pris là-dedans, il y a encore moyen d’échanger des choses avec lui, tandis que s’il est vraiment construit comme un pervers, ce n’est pas la même chose. C’est pourquoi je trouve qu’il n’est pas sûr que ce soit vraiment une perversion ; c’est peut-être une nouvelle manière… Au fond, cela renvoie au concept de crise. Aujourd’hui, les scènes de ménage finissent à la salle d’urgence de l’hôpital. Tout le monde sait cela. C’est fou. De quoi s’agit-il ? De ne pas rencontrer l’imparité, de ne pas avoir fait avec, de ne pas l’avoir travaillée, fait qu’à un moment donné l’on finit quand même par devoir apprendre à la voir. A ce moment-là, on appelle au secours et on va n’importe où, on crie... C’est un peu cela qui se passe. Il y a quand même quelque chose de nouveau qu’introduit notre modèle de vie sociale, c’est de pouvoir penser remettre à demain la confrontation à l’imparité. Je disais cela hier à table en riant : ce qu’il y a vraiment de nouveau, c’est qu’aujourd’hui, ce sont les parents qui pleurent quand ils mettent les enfants à l’école. C’est idiot ; c’est un constat stupide. Dans les écoles, c’est ce que dit le personnel. C’est incroyable! Auparavant, l’on devait s’occuper de l’enfant pour le convaincre, maintenant, il faut s’occuper des parents, qui pleurent plus que leur enfant qu’ils mettent à l’école. Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Quel est cet adulte qui est encore l’enfant, pour que ce soit lui qu’il faille désormais protéger?

S. F. : Dans le commun, les formes communes, y compris cette forme de suspension adolescente – cela revient à penser les choses ainsi, une adolescence infinie dont l’on repousse le basculement –, ne pourrions-nous pas penser, dans le fond, que les formes les plus pathologiques des cristallisations structurales névrotiques, psychotiques ou perverses organisent finalement le champ commun avec des formes moins pathologisées? De fait, le débat qui se profile sur la question de savoir s’il s’agit d’une autre forme névrotique ou si cela pourrait avoir à faire avec la perversion, c’est, dans le fond, dans les cristallisations communes, de savoir ce qui est l’organisateur. Au début du XXe siècle, la forme organisatrice était la forme névrotique. Là, il se trouve que la forme organisatrice semble devenir la forme perverse, sans que le sujet ordinaire accède à une construction bétonnée, stabilisée, mais nous retrouvons les prémices. Même chez les sujets pervers qui ont fait religion de leur structure, cela ne se stabilise que relativement tardivement, en général, dans la genèse. Nous n’avons pas beaucoup de sujets très pervers à 15 ou à 17 ans. Le problème du travail psychanalytique… Il me semble que le problème de la perversion est qu’elle a plutôt été travaillée, et par Freud et par Lacan, autour du cas emblématique du fétichisme. Or, il y a là quand même une forme symptomatique un peu particulière dans le champ des perversions. Ce qui a d’ailleurs permis d’évacuer la question des perversions féminines, parce qu’il y a très peu de fétichistes féminines. Or j’ai rencontré des cas de perversion féminine cristallisée tout aussi solides. Et dans la littérature psychanalytique, c’est très rare; les cas de perversion féminine sont très rarement évoqués. Il y en a deux ou trois…

R. P. : Peut-être que l’accent mis sur le fétichisme tient au fait que c’est dans ce cas-là que le clivage est le plus manifeste et que c’est plus facile d’accès, parce que c’est même phénoménologiquement à l’avant-plan. Toute la question est évidemment de penser un clivage structural au-delà de ce que manifeste le comportement du sujet. C’est évidemment un peu plus compliqué.

S. F. : Nous sommes d’ailleurs souvent piégés de ce côté-là. Dans son ouvrage Structure et perversions, J. Dor introduit sur la confusion possible dans le symptôme : entre symptôme hystérique et symptôme pervers, il peut y avoir une identité, en tout cas une ressemblance; ensuite, il y a la question de la structure.

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4. La plaque tournante : adolescence et états dits limites


R. P. : Je trouve qu’amener, comme vous venez de le faire, la question de l’adolescence, la question des états-limites que Jean-Pierre évoquait hier aussi, est tout à fait bienvenu. En effet, en tout cas dans mon esprit, le choix de ce thème des perversions ordinaires n’était pas sans résonner avec cet aspect des choses. C’est peut-être bien à partir d’un phénomène que l’on peut dire sociologique, ce retard d’accès à une vie responsable sous la forme du métier, sous la forme de l’engagement, etc., ce retard indéfini auquel l’on assiste aujourd’hui, et la façon dont certains tentent de penser les états-limites – je songe à Rassial et à d’autres - comme cette mise à échéance indéfinie d’une sorte de sanction de la subjectivation, cela éclaire peut-être ce que nous pouvons entendre, ce que l’on peut chercher à entendre par perversion ordinaire. Ce n’est pas un phénomène pseudo et en même temps, ce n’est pas la perversion au sens structural du terme. Il y a quelque chose d’a-structural. D’ailleurs, si l’on veut donner un certain crédit à des travaux psychanalytiques qui ne sont pas forcément dans notre champ ou dans nos écritures - je pense à Bergeret, par exemple… On leur fait dire certaines bêtises parce qu’ils ont une terminologie post-freudienne qui n’est pas la nôtre, mais Bergeret dit très bien qu’un état-limite est un tronc commun aménagé. Pour lui, c’est donc en-deçà de la structure. Ce n’est pas encore structuré ni psychotiquement ni névrotiquement. Je crois que nous sommes amenés à faire quelques correctifs, des déplacements d’accents dans la théorisation freudienne. Je suis convaincu qu’il faudrait redonner à l’adolescence un poids plus important dans la structuration du sujet. Si l’on suit l’idée de la prématuration, ce n’est pas invraisemblable de dire que la naissance du sujet s’achève à la puberté; cela n’est pas invraisemblable du tout, au contraire, cela éclaire un peu mieux ce qu’il faudrait entendre par sexualité infantile. Pourquoi Freud ne s’est-il pas lancé là-dedans? Parce qu’il était pris dans une controverse; il y avait des enjeux trop lourds : il fallait qu’il se dégage de Jung ; il fallait qu’il résiste à cette espèce de dilution dans laquelle Jung voulait l’entraîner. L’Homme aux loups est écrit contre Jung (et Adler) pour dire qu’il y a bien une sexualité infantile. Cela ne veut pas dire que cette remise en jeu œdipienne, qui est caractéristique de l’âge pubertaire, soit un tour de manège pour le plaisir. Cette opération est absolument décisive. Ce n’est pas par hasard que les psychoses, les grandes psychoses se déclenchent à ce moment-là et pas avant. Je ne pense pas que l’on puisse dire d’un enfant qu’il est schizophrène; des enfants peuvent être psychotiques, sûrement, mais y a-t-il des enfants schizophrènes? Je ne crois pas. En tout cas, cela n’a pas la même portée.

J.-P. L. : C’est ce que je voulais dire en disant que, parallèlement, le concept de crise, aujourd’hui, a rapport à cela, puisqu’il y a un report de la sanction subjectivante, comme tu dis. La crise, c’est quand tout à coup, je me retrouve quand même contraint de la prendre en compte. C’est pourquoi je trouve qu’il y a un parallèle.

D.-R. D. : Il y a un article de Gauchet dans Le Débat qui peut avoir un intérêt dans notre discussion. Il a à voir avec l’allongement, les différés; vous vieillissez dans les étapes constituantes et l’accès à la subjectivation tarde. Il semble qu’il y ait un allongement et un différé infini qui a beaucoup de conséquence sur l’éducation, notamment, qui fait que l’éducation sert désormais à ce qu’il appelle le développement personnel, qui est indéfiniment reporté. Elle ne sert plus à l’atteinte d’un moment de constitution d’autonomie, l’on pourrait dire d’atteinte de l’âge adulte par rapport à ce prématuré indéfiniment différé relativement à l’accès à l’âge adulte. Je crois que l’on observe de tels phénomènes qui deviennent organisateurs de la vie sociale.

R. P. : Absolument. Je trouve que le discours social a là un impact très fort. Si nous nous reportons cinquante ans ou cent ans en arrière, nous pourrions presque dire que le discours social anticipait sur le pubertaire. On pouvait demander à un enfant de huit ans : qu’est-ce que tu vas faire plus tard? Il y a quelque chose qui venait raccourcir ce temps de développement physique nécessaire à l’achèvement de la subjectivation au sens psychique du terme. Nous étions homme trop tôt, d’une certaine manière, c’est-à-dire que le discours social poussait dans ce sens. Aujourd’hui, il pousse exactement dans l’autre sens. Nous faisons des formations continues, des formations permanentes, l’on en rajoute; ce n’est jamais fini.

S. F. : L’on indique aux gens que la formation n’est jamais finie.

D.-R. D. : En fait, à mon avis, elle n’est jamais commencée.

R. P. : Cela a aussi à voir avec le point de capiton, parce que nous sommes en train de repousser indéfiniment quelque chose de conclusif.

S. F. : Je pense que cela a des conséquences dans l’éducation et la formation. C’est vrai que nous voyons apparaître d’une façon très massive, dans la façon de faire visiter le domaine par les enfants et les adolescents, une torsion qui amène à considérer le savoir des humains comme un élément hédonistique, à visiter pour lui-même, qu’il est intéressant de visiter, et de moins en moins comme quelque chose qui donne l’intelligence des choses du monde. De fait, nous avons effectivement la prolongation, la suspension d’une adolescence, c'est-à-dire ne pas s’engager dans le monde; cela peut se lire très précisément dans les instructions officielles et surtout dans les textes généraux qui introduisent les instructions officielles. C’est remarquable, cette suspension de la sanction du savoir dans le social.

Guy Rousseau : Nous parlons là des textes, de ce qui se met en œuvre actuellement. C’est toujours centré sur l’individu, sur une individualisation massive ; l’on demande de faire des projets individuels, etc. Tout ce qui peut être du lien social est strictement, je dirais presque interdit par les textes. On nous dit : « surtout pas !» La figure même de la transmission a disparu. Le terme même de transmission a disparu. « Esprit critique citoyen », c’est ce qui légitime tous les champs.

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5. Sujet et temporalité


D.-R. D. : Je crois que cet infini différé, qui recule (plus l’on avance et plus l’objectif s’éloigne, du moment d’accès à l’âge adulte), pose une question – je ne sais pas si elle a de la pertinence dans le champ psychanalytique, mais elle me semble avoir quelque importance –, qui serait celle d’une temporalité de la subjectivation. Il me semble qu’une bonne partie de l’œuvre freudienne est construite sur cette temporalité de la subjectivation. Par exemple, dans Inhibition, symptôme, angoisse, Freud termine sur des points importants : le premier qui est celui de la pré-maturation, le second qui a un rapport avec le fait que cette pré-maturation induit une sexualité en deux temps, un temps de latence et un moment résolutoire. C’est important dans l’accès à une modalité subjective. Il me semble que nous devrions travailler sur les questions de temporalité de la subjectivation. Cela permet quelque chose qui est rétrospectif par rapport à ce qui s’est passé et quelque chose qui est anticipatoire, un projet, pour le dire bêtement. C’est-à-dire que je peux voir une partie du passé en intégrant des éléments du passé, y compris du passé des oeuvres, du reste de l’histoire, etc. et je peux me proposer un certain nombre d’objectifs – dont je ne sais pas si je vais les réaliser ou pas. Si ce moment résolutoire n’est pas atteint, nous sommes dans un présent perpétuel. Il n’y a pas ce moment que, du côté de Husserl, on appelle la rétention et la protension Il me semble que nous devrions aussi travailler sur ce sujet, parce que cela a des conséquences et individuelles, et sociales. Cette question de la temporalité de la subjectivation est extrêmement importante.

R.P. : Tout à fait. Je trouve que c’est intéressant que nous abordions ce genre de questions parce que je pense que cela éclaire ce point-ci, que nous avons affaire à quelque chose de tout à fait réel. Il y a quelque chose qui se passe, qui est induit par le discours social et qui est nouveau. A ce titre, je ne parlerais pas, comme tu le faisais, de perversions artefactuelles. Ce n’est pas de l’artefact, c’est du réel. Mais c’est artefactuel par rapport à la manière dont nous pouvions décrire et penser les perversions avant ce phénomène, induit par le discours social ; d’où l’intérêt de rapprocher cela de la problématique adolescentaire et de la question des états-limites. En effet, nous pourrions nous demander si nous ne sommes pas confrontés à une nouvelle clinique de la temporalité. Cela me paraît tout à fait intéressant. C’est une question de ponctuation de l’histoire.

J.-P. L. : Cause et lien. C’est exactement le sens de l’article de Myriam Revault d’Allonnes sur l’autorité, paru dans un numéro récent de la revue Esprit. Au fond, l’autorité, c’est la temporalité. Nous fondons l’autorité sur la temporalité.

R.P. : C’est peut-être aussi à mettre en rapport avec un effacement de certains rites de passage.

S. F. : Si nous reprenons la question de l’imparité, ou alors de la simultanéité de la négation et de l’affirmation, si nous levons la question de la temporalité, effectivement « oui » et « non » coexistent simultanément. Pour le névrosé, il est possible qu’il les nie, mais il le fait dans des temps différents.

D.-R. D : Dans le refoulement.

S. F. : De toute façon, même quand il change de position, il le fait dans des temps différés. C’est là que nous l’accrochons. La « langue perverse » est insaisissable parce qu’elle est simultanée. C’est au même moment. C’est vraiment la suspension de la question de la temporalité. A mon avis, la question de la perversion se caractérise aussi par la suspension de la temporalité, littéralement, comme marque de la « langue perverse ». C’est un analyste qui parlait de « langue perverse ». Je ne retrouve pas son nom. Il s’était occupé de la clinique des pervers, ce qui est rare, pour un psychanalyste.

C. D. : C’est aussi ce que j’ai essayé de dire quand je parlais d’un temps de suspens ou de suspense, je ne sais pas comment le dire ; je ne sais pas ce qui passe mieux ici, suspens ou suspense.

J.-P. L . : « Suspense », c’est un peu plus hitchcockien.

C. D. : Mais quelque part, c’est aussi le suspense par rapport au moment de vérité où la structure va se révéler; suspension du prononcé, l’on pourrait dire, suspension du verdict, qui est peut-être aussi ce qui permet à des gens de ne pas devenir psychotiques plus vite; cela n’a pas que des effets négatifs. Evidemment, la cause de tout cela est quand même le marché. Un sociologue que nous avions invité à Liège nous a bien expliqué que le problème était : comment occuper les gens lorsqu’il n’y a plus d’emploi? Une des solutions qu’a trouvée la société, c’est d’allonger la scolarité. La scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans, par exemple, en Belgique – je ne sais pas jusqu’à quel âge, en France – vise à éviter qu’ils traînent dans les rues. Même s’ils ne veulent plus rien apprendre, il faut qu’ils aillent à l’école.
Sur un point antérieur de la discussion, je voudrais essayer de cerner le point sur lequel je ne suis pas tout à fait en harmonie avec ce que tu dis. C’est l’idée que, par exemple, selon Dany-Robert Dufour, notre monde serait un monde où le sujet se fonderait de lui-même. Tu as dit cela dans ton exposé : « le sujet qui se fonde de lui-même ». Dans ce cas, effectivement, c’est la psychose assurée. De même - j’ai écrit un article non publié sur l’état maniaque -, pour moi, si le point de capiton saute, nous sommes dans l’état maniaque. Certains parlent de la montée des états maniaco-dépressifs. Tout cela existe évidemment.
Mais, d’un autre côté, je ne crois pas qu’il n’y ait que cet aspect-là. Ce que j’ai voulu faire sentir dans mon exposé, c’est que le discours capitaliste a aussi une idéologie, dans laquelle tous les gosses sont pris : c’est l’idéologie de la réussite, de l’ascension sociale. Il y a tout cet aspect. Cela m’amène à un point très clinique par rapport à ce qu’a dit Jean-Pierre sur le cas de Pontalis, cet enfant désiré qui finalement, ne fait rien. Tu le vois comme un processus de non-subjectivation, ou comme quelque chose de ce genre. Moi, je dirais que c’est une anorexie quant à cette idéologie de la réussite. C’est une lecture un peu différente du phénomène. Si l’on admet que l’idéologie de la réussite, qui fait que les enfants sont en effet programmés pour devenir champion de football, prix Nobel, comme le pauvre Gary, pour prendre cet exemple, effectivement, beaucoup de phénomènes que vous avez tendance à interpréter comme de la non-subjectivation, sont peut-être plutôt à entendre comme de l’anorexie mentale, de l’anorexie quant à ce programme social. Cela donne une autre lecture.

J.-P. L. : C’est intéressant. Pour les phobies scolaires, l’on peut dire cela. Tu as raison. Le problème, c’est que cela a peut-être deux faces, peut-être une face d’anorexie au discours – de toute façon, la phobie scolaire, c’est quand même cela : à quoi sert-il d’aller à l’école, etc. – mais en même temps, il y a une manière de ne pas subjectiver non plus.

C. D. : Je voulais faire voir l’autre face par rapport à ce que vous disiez.

D.-R. D. : L’anorexie s’énonce aussi sous cette forme paradoxale : de toute façon, j’ai perdu d’avance. Ce n’est donc pas la peine de concourir.

C. D. : Evidemment, la position de l’anorexique est une impasse de la subjectivation. Je ne me mets pas tout à fait en contradiction avec ce que vous dites, mais j’essaie d’éclairer une autre face qui ne passe pas bien dans la façon dont vous présentez les choses.

Jeanine Pirard-Le Poupon : Nous pouvons dire la même chose à propos des dépressions; les dépressions, c’est le côté refus.

C. D. : Pas simplement non-subjectivation, mais refus d’entrer dans un discours qui est en quelque sorte prescrit. Je voulais seulement montrer l’autre face; c’est cela, aussi, le sens de mon intervention d’hier.

R. P. : Par rapport à l’auto-fondation, je dirais ceci. D’une certaine façon, il faut pouvoir se déprendre d’une nomination ou d’un désir, qui, d’avance, nous épinglerait à une place dont nous ne pourrions pas nous décaler. Il y a une nécessité d’arrachement. En ce sens, il y a une auto-fondation. Mais ce ne peut pas être une auto-fondation absolue, non dialectique, c’est-à-dire qu’elle doit nécessairement jouer avec le semblant, c’est-à-dire que l’on peut se déprendre de signifiants maîtres trop rigoureux, qui alourdissent, figent et éliminent le sujet. Dans cette déprise, il y a une négativité; il y a un arrachement, un passage à vide, une angoisse, etc. Nous revenons nécessairement à mettre en place certaines formes de semblant. Si cela ne se fait pas, alors évidemment, c’est la psychose. Tu serais d’accord avec cela.

C. D. : Je ne réponds pas trop vite. Je te répondrai peut-être demain. Je ne sais pas si c’est là que je mets la psychose…

R.P. : Je ne dis pas toute la psychose, mais dans certaines formes d’auto-fondation, schizophrénique par exemple.

C. D. : Nous le voyons très bien, en tout cas chez certains schizophrènes. Ce que l’on appelle schizophrénie, c’est une tentative d’auto-fondation qui n’arrive pas à se trouver, et qui se termine d’ailleurs souvent par le suicide. C’est bien clair. Je crois que cliniquement, cela me parle d’une manière très forte.

R. P. : D’accord. Cependant, ce que le schizophrène est en train de nous dire là, d’une façon tragique, c’est quand même quelque chose qui, structuralement, nous constitue tous dans notre être subjectif.

C. D. : Oui, d’accord.

R. P. : C’est-à-dire que ce geste extrême qui est le sien, nous sommes requis de le faire aussi à notre manière en abolissant les signifiants qui nous ont épinglés d’entrée de jeu : c’est la séparation.

C. D. : Oui, tout à fait. Dans la doctrine classique lacanienne, c’est là que le nom-du-père est ce qui permet ou pas ce passage dont tu parles, de sortir du ventre maternel, en quelque sorte. Le schizophrène essaie de faire cela sans le Nom-du-père et cela ne marche pas.

R. P. : Je dirais que le Nom-du-père est un semblant.

C. D. : C’est un signifiant, en tout cas. Oui, c’est un semblant.

D.-R. D. : Juste un petit point incident sur cette question de l’auto-fondation. J’ai travaillé, dans mon dernier livre, sur une forme littéraire qui annonçait cette contrainte à l’auto-fondation, à partir de deux auteurs d’après la Seconde Guerre, Beckett et Artaud. J’en ai déjà parlé un petit peu. Vous avez votre clinique, j’ai la mienne puisque je suis philosophe et que j’ai une clinique aussi de la littérature. Je crois en effet que la littérature dit un certain nombre de choses comme celles-ci et annonce. Par exemple, chez Artaud, c’est très net. Si Dieu existe, alors les conséquences sont immédiates : je n’existe pas, je ne suis que son sujet, son sujet soumis; je suis envoûté par lui. La seule solution que trouve Artaud – c’est dans cela que s’inscrit toute son écriture – est de dire : donc Dieu, c’est moi. Il soutient ceci dans toute son écriture d’une façon flamboyante, magnifique, d’expressivité totale. Je crois qu’il annonce au fond, une condition qui sera définitoire de la post-modernité à partir de la Seconde Guerre mondiale et qui va se déployer de plus en plus. Je crois que nous avons aussi intérêt, de temps à autre, à instruire des cas littéraires. Je sais que Lacan l’a fait et je crois qu’il faut continuer un peu dans ce sens.
Je voulais intervenir sur ce point parce que l’on pourrait rediscuter sur Balzac, ce qu’en a dit Lacan, ce que d’ailleurs avait dit Marx bien avant Lacan, puisque Balzac était un royaliste.

C. D. : Qu’a dit Marx exactement ?

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6. Les effets cliniques du « discours du capitaliste »


D.-R. D. : Que la lecture de Balzac nous renseignait sur le fonctionnement de l’économie capitaliste. Cela a été dit avant Lacan. Cela se travaillait d’ailleurs beaucoup à cette époque des années 70-80. Je me demande si le discours du capitalisme promeut seulement la réussite des individus. Je n’en suis pas sûr. Je crois que le discours du capitalisme est surtout accordé à une idée absolue; il fonctionne de façon hegelienne. L’idée absolue, c’est produire de la richesse de façon infinie. Dans cette mesure, tous les individus, qu’ils soient capitalistes ou prolétaires, sont prolétaires parce qu’ils sont au service de ce discours de la production de la richesse infinie. Ils sont accordés à cette richesse infinie. Certes, il y en a qui sont plus prolétaires que d’autres, parce certains n’ont rien, n’ont rien à faire dans la chaîne de production communiste. Mais même le capitaliste est un prolétaire au sens où il sert cette idée. Il ne sait pas qu’il est un prolétaire ; il croit qu’il est riche, il croit qu’il réussit, mais en fait, il ne sert qu’une idée. Je crois qu’il faut aussi travailler sur cette dimension du discours capitaliste. Il ne faudrait pas le prendre trop vite pour le discours de la réussite seulement des individus. C’est un discours accordé à la recherche de la richesse absolue. Du coup, cela induit tout un mode de fonctionnement social, qui a à voir avec la promotion de la perversion qui peut être mise au service de cette production d’une richesse infinie. Ceci est théorisé par l’utilitarisme, par Adam Smith, en même temps que Kant – 1784-90, c’est-à-dire à l’époque des critiques de Kant –, lorsque le capitalisme se présente comme la nouvelle providence. C’est-à-dire qu’il y a une ontologie du capitalisme : qu’est-ce que cette nouvelle providence, qui remplace en quelque sorte la providence divine ? Cela s’énonce très simplement : vos vices privés seront transfigurés par le marché en vertus publiques. Soyez pervers, visez le gain maximal, visez à coincer l’autre, etc. ; tout ceci sera régulé par l’ensemble du marché, qui va permettre de transformer toutes ces visées d’individus calculateurs – qui sont vraiment des calculateurs, comme les pervers, qui visent à coincer l’autre dans des rituels manipulateurs; ceci, de toute façon, sera transfiguré par le marché qui va organiser, à partir de tous ces calculs privés, de tous ces vices privés, une vertu publique. La vertu publique, c’est justement la production infinie de la richesse. Si nous prenons les choses ainsi, je crois qu’il faut aussi voir comment le discours du capitalisme, entendu dans ce sens, est aussi un discours qui promeut ouvertement, littéralement et directement la perversion.

C. D. : Il y a la jouissance de l’entrepreneur capitaliste. Il ne voit pas qu’en même temps, il a sa jouissance et il est au service d’une volonté de jouissance qui le dépasse, qui est celle du système capitaliste.

D.-R. D. : C’est la puissance qui le dépasse, c’est une nouvelle figure de l’Autre, en quelque sorte; c’est quelque chose qui le dépasse.

R. P. : Dans un des ses séminaires, Lacan dit : « Tous prolétaires de la jouissance »; il a cette expression.

D.-R. D. : Oui, c’est cela. En philosophie politique, en sociologie politique, il n’y aurait pas du tout disparition du prolétariat, au contraire : il y aurait un « tous prolétaires » qui se mettrait en place; tous prolétaires, parce que tous devant être accordés à cette idée absolue.

C. D. : J’ai un peu travaillé sur les économistes parce que j’ai un beau-fils économiste. Il m’a prêté des livres. J’ai sorti un article dans la revue Le Champ lacanien qui vient de sortir et qui s’appelle Psychanalyse et politiques. Il y a Adam Smith, certes, mais il y a aussi Schumpeter, qui va peut-être encore plus loin. Il est le père des économistes contemporains. Il montre que le marché ne suffit pas. Quel est le vrai moteur du marché ? C’est l’innovation. Cet économiste dont je vous parlais disait : « Au fond, notre époque, c’est la victoire de Schumpeter sur Marx. ». Ils sont plus ou moins, à vingt-cinq ans près, de la même génération puisque ce sont des anciens, déjà. Nous sommes dans ce monde où il faut toujours du nouveau. D’ailleurs, Baudelaire l’avait dit : « Du nouveau, du nouveau ! ». Il y a effectivement une course à l’abîme, parce que l’on voit bien que la limite est désormais l’écosystème.

D.-R. D. : C’est du nouveau, mais il y avait un nouveau qui pouvait produire de la signification nouvelle. Dans la signification phallique, cela produisait de la signification nouvelle et, du coup, cela réinterrogeait toutes les significations déposées.

C. D. : C’est du nouveau qui doit s’adresser aux pulsions partielles.

J.-P. L. : C’est du novisme.

D.-R. D. : C’est cela. Nous avons un nouveau qui ne produit pas une sur-signification phallique comme telle, mais qui produit simplement de l’événementialité. Cela se voit par exemple dans l’art. Nous parlons très peu de ce domaine, mais l’art contemporain, disons post-moderne, est un art qui est désormais assujetti à l’idée de produire du nouveau. J’ai demandé, il y a quelque temps, d’aller en résidence à la Villa Médicis. J’y ai passé trois semaines et j’ai vu des plasticiens qui étaient au travail, dont l’une, très sympathique au demeurant qui, depuis deux ou trois ans, travaillait sur des peignes qu’elle prenait, qu’elle mettait dans un cadre et à chaque fois, elle retirait une dent, deux dents, cinq dents, dix dents, et ces peignes étaient exposés. Je lui demandais : « Qu’est-ce que tu veux dire ? Quel est ton discours ? » Elle répondait : «Je ne sais pas, toi tu es philosophe, tu n’as qu’à trouver quelque chose. C’est cela l’art conceptuel. Tu trouveras bien quelque chose à dire. C’est toi, le philosophe, ce n’est quand même pas moi; moi je suis artiste, moi je crée. Je crée quelque chose que l’on n’a jamais vu ; je crée du nouveau». Tout ce que Heidegger appelait l’ « Ereignis », l’événement, ce qui fait l’événement, disparaît là au profit de l’innovation. Nous ne sommes plus dans une logique de l’événement, avec comme thème quelque chose de sursignifiant qui arrive. Nous sommes dans la logique de la pure innovation sans signification. Cela me semble faire partie aussi du discours du capitalisme.

C. D. : J’ai retrouvé ce que j’avais résumé après mes lectures. Si l’on prend l’économie des Modernes, il y a quatre pères de l’économie moderne qui représentent quatre grandes tendances : Adam Smith, le marché ; Marx, la planification ; Walras, l’équilibre – quand l’on parle d’équilibre budgétaire, c’est l’école des Walrasiens – et Schumpeter, l’innovation. Ce sont les quatre pères. Certes, il y a des centaines d’économistes, comme il y a des centaines de psychanalyses avec des théories différentes, mais l’on peut dire que ce sont les quatre pères, les quatre grandes tendances de l’économie moderne. Il est intéressant d’avoir ces repères, ceux qui pensent plus le marché, plus l’équilibre, plus la planification, plus l’innovation. Nous avons vraiment les quatre signifiants maîtres de la pensée économique.
Cette histoire des vices privés qui font la fortune publique a été dite texto; je ne sais plus si c’est un Français ou un Anglais qui l’a dit.

D.-R. D. : Nous avons une première mouture de cela dans la fameuse Fable des abeilles de Mandeville, de l’époque du démarrage de l’industrie et des Gobelins. La fable des abeilles, c’est absolument extraordinaire. C’est à partir du moment où l’on se met à être vertueux que la société s’appauvrit. Si je veux « baiser » mon voisin, coincer, extorquer, etc., la société s’enrichit. Cela me fait penser, de façon incidente, à de grandes banderoles – vous savez qu’il y a maintenant de grandes manifestations publiques, massives, des démonstrations de sado-masochistes, fétichistes, etc. Dans l’une des dernières, à Londres, l’une des banderoles proclamait : « Pervers de tous les pays, unissez-vous, car vous risquez de perdre vos chaînes ».

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7. Retour sur le point de capiton et l’acte psychanalytique


J.-P. L. : Si nous avons encore un peu de temps, j’aimerais bien que nous revenions sur cette question du point de capiton, question de laquelle nous débattons souvent, mais sur laquelle j’aimerais quand même revenir. La voici : en quoi est-ce que nous sommes pris nous-mêmes, analystes, dans l’innovation ? Où pouvons-nous capitonner les affaires ? Nous sommes d’ailleurs en droit de poser la question : est-ce qu’il y a un capitonnage ? Est-ce que ce capitonnage vise, par exemple, le réel de la différence des sexes ? Est-ce que c’est un capitonnage, un endroit sur lequel l’on peut se tenir ? C’est quand même une grosse question, parce que l’on sait bien qu’il y a des collègues qui, actuellement, font sauter les points de capiton les uns après les autres. Est-ce que cette manière de faire sauter les points de capiton n’est rien d’autre qu’une contamination de l’innovation ambiante, du mécanisme qui consiste à devoir tout le temps innover pour essayer d’être à la pointe du « progrès », entre guillemets ? Ou est-ce que les traits de structure que nous connaissons ne nous permettent pas de capitonner un endroit dans le réel ? Est-ce que cela nous contraint à dire qu’il y a une loi qui doit fonctionner, mais que l’on ne peut jamais venir l’inscrire quelque part concrètement, puisque dès que l’on fait cela, à la limite, il y a abus. C’est un peu le sens assez fin d’un article de Zaoui, La loi symbolique, dans le dernier numéro d’Esprit. Je trouve qu’il a tout à fait raison d’essayer de montrer qu’il y a une loi qui fonctionne symboliquement, que les psychanalystes ont bien identifiée. Le problème, comme il le dit, est que nous ne pouvons pas appliquer cette loi, parce que dès que nous l’appliquons, nous ne sommes plus de ce côté. Ce qui n’est pas faux ; c’est assez juste, mais en même temps, on a envie de dire qu’à ce moment-là, on ne peut pas capitonner les choses, à aucun endroit. Il y a une sorte d’exigence de non-incarnation, qui finit par être elle-même trouble. Cette affaire m’a troublé un peu.

R.P. : Je vais reformuler la question telle que je l’entends. Dans la névrose, nous n’avons pas trop à nous poser ce problème. Il y a un capitonnage. La question est, au contraire, de desserrer un tout petit peu. Qu’est-ce que l’on fait avec des psychotiques ? Je crois que la théorie d’accompagner le psychotique dans sa suppléance, etc., est une forme de capitonnage impossible ; c’est un pseudo-capitonnage. Et on ne se gêne pas pour le faire avec les psychotiques. Je dirais même que la thérapie psychanalytique des psychotiques va dans ce sens. La question devient en effet aiguë parce que, pour les nouveaux sujets auxquels nous avons affaire, est-ce un capitonnage qui a complètement disparu ?

J.-P. L. : Non, sinon ce serait de la forclusion; nous sommes clairs sur ce point.

R.P. : Il n’a pas complètement disparu, mais il nous semble peut-être fragile. Cela rejoint un peu la fin de ton exposé sur la question du transfert. Comment manier le transfert aujourd’hui ? C’est très délicat ; nous sommes sur le fil du rasoir. Est-ce que nous allons dans le sens d’un renforcement du Moi ? Est-ce que nous allons dans le sens de consolider les défenses du sujet, étant entendu que le sujet en tant que tel – quelqu’un a dit cela hier – est une défense ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de régresser vers une pratique de la psychanalyse dont, avec Lacan, nous avons cherché à nous démarquer ? De quel droit faire cela ? Par ailleurs, est-ce que l’on peut consentir à ce délitement du lien social, à cette errance généralisée ? Quelle est la position éthique de l’analyste par rapport à cela ?

S.F. : Le nom de l’auteur de Poétique analytique, que je citais tout à l’heure est Jacques Durandeaux. C’est un ouvrage paru au Seuil. Il parle de langue perverse. Il s’est posé aussi la question du transfert.

Marie-Noëlle Raynal : Cela me fait penser à ce que disait Colette Soler hier de l’influence qu’ont pu avoir la psychanalyse, la découverte de l’inconscient et la vulgarisation qui a été faite du discours psychanalytique sur le fait que, désormais, la jouissance se trouve à ciel ouvert et que le refoulement ne fonctionne plus comme il pouvait fonctionner lorsque, justement, on la taisait. Nous avons donc affaire à cela. C’est pour cela que maintenant nous sommes amenés à nous poser la question : qu’est-ce que l’on fait, nous, maintenant, dans l’étude de cette situation ? Est-ce que l’on régresse ? Je crois qu’il faut poser cette question dans ce contexte de ce qu’a amené la psychanalyse dans la société.

R.P. : Ce qui veut dire que la question « Que faisons-nous ? » répond à « Qu’avons-nous fait ? »

M.-N. R. : Oui. C’est quelque chose qui me préoccupe.

C. D. : Je voudrais évoquer une mini « vignette » clinique, comme l’on dit, mais qui, je trouve, pose bien ce genre de question. Ce n’est pas une situation d’analyse avec divan. C’est quelqu’un qui vient me voir quelquefois pour me parler de ses problèmes. Mais c’est à un analyste qu’il vient s’adresser, c’est donc quand même dans le cadre où l’on est positionné comme analyste, même si le sujet ne fait pas une analyse. Après deux ou trois fois, il me dit qu’il vit la situation suivante : « J’ai une petite amie qui a 16 ans qui voudrait « baiser » avec moi. Elle me plaît bien – lui a la trentaine – Que feriez-vous dans mon cas ? » Là, que dois-je capitonner ? Savez-vous ce que j’ai répondu ? « Je ne sais pas ; il faudrait que je sois dans le cas ». Sinon, je me mettais dans la position du curé qui dit : « Dans le cadre de la loi, à 16 ans, ce n’est pas possible ». Je ne sens pas cela juste. C’est vrai que je ne sais pas. Au fond, si j’essaie de théoriser après coup la façon dont j’ai répondu – c’était du tac au tac, évidemment –, je pense que cela veut dire que pour moi, la position de l’analyste est qu’il intervient quand même du côté d’une certaine vérité, et pas du côté d’un rappel des règles. Une certaine vérité, de ma position subjective : au fond, une fille de 16 ans, peut-être que je craquerais moi-même, je n’en sais rien.

J.-P. L. : Une autre anecdote, parce que c’est vrai que ces situations sont intéressantes. Quelqu’un vient me voir parce qu’on lui a dit de venir m’en parler. Il s’agit d’un jeune qui doit terminer son mémoire ; fait classique, cela fait quatre ou cinq ans qu’il ne fait pas ce mémoire ; il travaille en architecture. Il vient une première fois ; il me raconte son histoire. Je lui donne un autre rendez-vous ; il revient. Il m’explique qu’au fond, il est très embarrassé parce qu’il ne sait jamais ce qu’il doit faire. Il a fait des études d’architecture ; il a fait cela en dilettante. Pendant qu’il a fait cela, à Bruxelles, avec des copains, ils ont investi des lieux laissés à l’abandon dans la ville, où ils faisaient des discussions, des échanges, des groupes de musique, etc. Cela a créé finalement une mode dans Bruxelles, un peu comme les rave-parties, mais non pas du côté transgressif : simplement pour profiter du groupe. Le promoteur de son travail lui avait dit que c’était une manière de parler de l’architecture. « Comment avez-vous fait cela ? Faites un travail sur ce sujet. » Il me dit : « Je suis en permanence dans l’hésitation parce que si je dois faire un travail là-dessus, c’est très compliqué. Comment vais-je régler cela ? C’est un vrai travail. Cela va me prendre du temps, etc. J’hésite entre cela et un mémoire que je ferais sur des choses un peu idiotes, comme l’on fait un mémoire actuellement très vite sur un sujet, pour en avoir terminé. » Mon intervention, un peu comme la tienne, a été de dire : « Il faudra que vous choisissiez ; vous n’arriverez pas à faire les deux ; choisissez, décidez… Au fond, quoi que vous fassiez… Mais allez-y. » Je fixe quand même un troisième rendez-vous. Il ne vient pas. Je me dis qu’il s’agit du scénario habituel : cela démarre, quelque chose se passe, et puis voilà. Mais, surprise ! Six mois plus tard, il me téléphone en me disant : « J’ai fait mon mémoire ; je vous remercie beaucoup. » Parce que, lorsque je lui ai répondu cela, il s’est dit : « Oh ! Ça, ça m’éclaire. » C’est étonnant.

C.D. : Nous pouvons souligner que l’on doit risquer sa parole dans ce genre de cas. Il y a des situations où ce n’est pas l’analyste silencieux, qui attend l’association libre. L’analyste doit risquer sa parole de sujet.

R.P. : C’est peut-être cela, la transformation du transfert dont Jean-Pierre parlait hier. C’est une autre manifestation du désir de l’analyste.

J.-P. L. : C’est toujours le même acte, mais cela se mène d’une autre manière.

R.P. : Mais c’est redoutable, parce que l’on doit réagir vite, du tac au tac.

B.B. : Je trouve que cela met dans une position un peu étrange. Je pensais à ce que disait Dany-Robert tout à l’heure à propos de cet accordage à une idée absolue. Je pensais que cet accordage venait peut-être comme en substitution et comme un semblant de transcendance, un semblant de la place transcendante. Ces nouveaux sujets viennent nous parler. Qu’est-ce qu’ils viennent nous dire ? Il y a trois rôles qui se dessinent : cet accordage à l’idée absolue, la place vide de la transcendance et la question de savoir à quelle place ils mettent l’analyste lorsqu’ils viennent parler. L’on peut souhaiter que ce ne soit ni la place de la transcendance, qui est désertée, ni la place de cette idée absolue. Qu’est-ce qu’on répond ? Je trouve que cela présente vraiment une difficulté.

C. D. : Je pense qu’un texte vraiment très intéressant pour repenser toutes ces questions, même s’il s’agit d’un texte ancien, est Variantes de la cure-type. C’est un peu l’une de mes bibles. Ensuite, avec l’Acte analytique, Lacan a beaucoup plus pensé l’analyste comme l’analyste qui ne pense pas, justement, qui porte le transfert. Cela a eu pour effet, chez certains de mes collègues de l’Ecole de la cause en tout cas, de dire que l’analyste n’était pas là avec sa subjectivité comme analyste ; il n’était là que comme semblant d’objet. Or, cela ne marche pas du tout avec toute une clinique à laquelle nous avons affaire. Cela marche peut-être lorsque l’on reçoit des étudiants qui ont suivi les cours et qui veulent devenir analystes ; peut-être que pour Miller, cela marche ainsi. Je trouve que L’Acte analytique n’annule pas ce que Lacan dit dans Variantes de la cure-type, et qu’il a d’ailleurs repris ultérieurement : je l’ai trouvé bien plus tard, dans un congrès à Strasbourg, Psychanalyse et psychothérapie, à l’Ecole freudienne de Paris. Lacan reprend cette histoire et va très loin en disant que, finalement, c’est la vérité de son être que l’analyste mise dans sa parole. Il y a là une formule très forte. Je me souviens que Miller disait que c’était complètement dépassé. Pour moi, cela n’a jamais été dépassé ; je crois que cela reste très important pour certaines situations. L’on peut dormir, le type associe… D’accord, nous faisons tous notre petite sieste de temps en temps, nous pouvons bien le dire, entre nous… Mais nous ne pouvons pas toujours faire cela. Il faut parfois être dans la vérité de ton être, de toi, analyste, et pas seulement un semblant d’objet ; c’est l’autre face. Il faut regarder les deux faces, le semblant d’objet du transfert et la parole vraie. Il est dit que sa parole doit être identique à la vérité de son être. Il faudrait reprendre ce texte – il y a un passage très fort dans ce texte Variantes de la cure-type où Lacan accentue le côté de l’engagement subjectif de l’analyste.

D.-R. D. : Si l’analyse n’est pas une perversion ordinaire, cela implique que la fonction de semblant d’objet ne puisse être occupée que par un sujet. Autrement, c’est une perversion.

C. D. : Bien dit. Enfin, je crois que c’est une référence intéressante à ressortir, ce texte de Variantes de la cure-type.

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8. Psychanalyse et éthique


D.-R. D. : Je ne sais pas très bien comment exprimer mon idée, donc je ne sais pas comment elle va sortir, mais il me semble que cette question se pose actuellement de ce que je lis, de ce que j’entends dans le champ psychanalytique sur la conduite de la cure. L’engagement subjectif, comme éthique, cela me semble un peu juste.

R.P. : Il parlait de la division subjective.

D.-R. D. : Oui, mais si je fais référence à ce que je lis dans la littérature psychanalytique de temps en temps, quand je lis par exemple des textes de Jean Allouch ou de Michel Tort…

C. D. : Ce sont de mauvais auteurs, qu’il ne faut pas lire… !

D.-R. D. : Ce sont peut-être de mauvais auteurs, mais c’est une question qu’ils se posent. Eux aussi travaillent avec leur division subjective. Je ne sais pas ce que ferait Tort ; il dit dans son livre ce qu’il ferait s’il était confronté à une fin d’analyse qui se terminerait par un désir de changement de sexe de l’analysant. Lisez peut-être un peu ce que dit Allouch sur l’érotique psychanalytique, la cure comme érotique psychanalytique. Que se passerait-il – nous ne sommes pas loin de pouvoir nous poser la question – si jamais la fin de cure se présentait, de la part de l’analysant, comme la décision de cloner ? Nous n’en sommes pas loin. Cela me semble poser des questions actuelles très vives, sur lesquelles je crois que le philosophe, pour le coup, a quelque chose à dire. En effet, ce ne sont pas simplement des questions d’ontogénétique, c’est-à-dire du devenir de tel ou tel individu, avec ses choix subjectifs dans sa relation particulière avec son analyste, mais ce sont des questions qui engagent des considérations phylogénétiques, c’est-à-dire des questions de devenir de l’espèce humaine. Quand ces questions arriveront – et à mon avis, elles vont vous arriver très vite, si elles ne sont pas déjà arrivées –, la réponse qui invoque la division subjective, la situation subjective de l’analyste, me semble, sur ces points, un petit peu juste.

J.-P. L. : Tu ne peux pas mettre sur le même pied… Par exemple, je pense que l’on pourrait très bien, comme analyste, entendre quelqu’un qui veut changer de sexe, sans prendre parti sur cette affaire et, par ailleurs, dans la vie de société, dire que l’on n’est pas d’accord sur le changement de sexe. C’est tout à fait divisé, parce qu’entendre, comme analyste, quelqu’un sur ce sujet, c’est accepter d’aller dans ses arcanes à lui, si lui s’engage dans cette voie. Prenons des choses plus simples : aujourd'hui, un cas qui se présente très souvent dans la cure, c’est la femme qui veut se faire une opération chirurgicale parce qu’elle trouve ses seins trop petits – ou trop grands, peu importe. Lorsqu’elle passe à l’acte, il y a quelque chose, dans la cure, qui n’a pas marché, d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pas une raison pour le lui interdire. Il y a tout un jeu.

D.-R. D. : Une partie des analystes, à l’heure actuelle, dirait justement que la cure a marché.

J.-P. L. : Je voudrais bien entendre l’analyste qui dirait cela.

D.-R. D. : Si tu lis Tort, oui. On a le droit de choisir son sexe.

J.-P. L. : Son sexe oui, mais je parle de quelque chose de plus concret.

C.D. : La fin de l’analyse, c’est quand même une séparation. Le sujet est renvoyé à sa responsabilité.

D.-R. D. : Confronté à sa propre demande, oui. Mais si la fin de l’analyse aboutit à cela, cela me semble…

C.D. : Ce n’est pas sympathique. On peut prendre l’exemple du président Nixon : l’analyse ne l’a pas empêché de tricher, certes. L’analyse n’est pas un processus de moralisation. C’est peut-être dommage…

D.-R. D. : Je sais bien.

J.-P. L. : Ce qui n’empêche pas d’avoir à réfléchir sur l’incidence collective, au plan social, du changement de sexe. Mais cela, c’est autre chose.

B.B. : Mais si la cure analytique devient le moyen de conforter l’auto-fondation, il y a vraiment un problème.

D.-R. D. : C’est exactement la question que je pose.

J.-P. L. : Dans la façon dont Christian l’amène sur le plan clinique, le fait de ne pas filer du côté de la sympathie perverse… Evidemment, l’analyste peut glisser là-dedans : il peut dire : « Vas-y ! ». C’est le risque.

D.-R. D. : Je comprends. La position de l’analyste est de confronter le sujet à sa propre demande. Mais si cela aboutit à ce résultat, qu’est-ce que cela pose comme question?

C. D. : L’analyse n’est sans doute pas aussi catastrophique que ce que je dis là. La fin de l’analyse, c’est quand même cela : c’est que l’analyste est remballé et que le sujet prend des voies… Il va par exemple à l’Ecole de la cause ; c’est peut-être moins grave que le clonage…

R.P. : Cela y ressemble…

C.D. : Cela fait partie de l’analyse, cela fait partie du jeu, qu’il puisse prendre des décisions qui ne plaisent pas spécialement à son analyste. Ou lorsque tel sujet, qui était entre homosexualité et hétérosexualité, s’affirme homosexuel, ce n’est pas nécessairement ce que l’analyste trouve le mieux, mais c’est ainsi. C’est la solution que le sujet a inventée ou trouvée dans son travail analytique. C’est peut-être plus du côté de la vérité de son symptôme. Il a filé de ce côté alors que cela semblait ouvert au départ. Ce sont des choses qui arrivent, nous l’acceptons bien. Il me semble qu’être analyste, c’est accepter cela.

J.-P. L. : Ce qui ne nous empêche pas d’avoir à nous interroger sur la portée de l’homosexualité, dans le rapport à la castration etc.

D.-R. D. : Ce qui me trouble juste un peu, c’est que Michel Tort ne dirait pas des choses différentes de celles que vous dites. Dans La fin du dogme paternel, il pose justement toutes ces questions, dans une formulation assez extrême, qui vont jusqu’au droit au choix du sexe. On peut dire que le sujet, alors, rencontre sa vérité en fin d’analyse ; il rencontre son droit fondamental.

B.B. : Il ne faut quand même pas mettre tout sur le même plan. Le cas de quelqu’un qui virerait dans son choix d’objet sexuel et qui deviendrait homosexuel, par exemple, est différent de celui de quelqu’un qui déciderait de changer de sexe. Ce n’est pas pareil. Pourquoi ? Parce que c’est la question du droit. Terminer une analyse sur la revendication d’un droit à, cela me donnerait plutôt à penser qu’il n’y a pas eu d’analyse ou qu’elle n’est pas terminée. C’est la question de la demande adressée à un autre, au nom d’un droit : j’ai droit à, j’ai droit à avoir des seins plus petits, j’ai droit à changer de... Ce n’est pas du tout pareil. Je ne vois pas comment l’on peut accorder la définition d’une fin d’analyse avec la position de revendication d’un droit à.

J.-P. L. : J’ai une collègue qui a pris en analyse quelqu’un qui voulait changer de sexe. Cela lui posait énormément de questions, mais l’analyse n’a pas changé ce vœu et elle est passée à l’acte progressivement.

B.B. : Mais ceux qui demandent à changer de sexe ne peuvent pas changer de sexe tout seuls.

D.-R. D. : Non seulement, ils ne le peuvent pas tout seuls, mais ils ne peuvent pas du tout changer de sexe. On ne peut pas changer de sexe. C’est un point de réel, c’est l’impossible aussi. Il est impossible de changer de sexe. On peut changer de look, d’apparence, de tout ce que vous voulez, de genre, mais on ne peut pas changer de sexe. Voilà ce que ne font pas entendre, dans ce cas, par exemple, des analystes qui sont dans une position de laisser-faire.

J.-P. L. : Mais si quelqu’un vient vous dire : « Je veux changer de sexe, et je voudrais que vous m’accompagniez dans cette affaire, parce que cela me pose, non pas des questions sur le changement de sexe, mais cela me pose question parce que cela va me confronter à des opérations terribles, etc. » Est-ce un interdit d’écouter cette personne ?

R.P. : Non, mais si la demande est ainsi formulée, sous cette forme-là, tu pourrais quand même dire : « Très bien. Cependant, je ne suis pas sûr qu’une décision qui vous paraît si claire, là maintenant, tienne la route, vous verrez ».

D.-R. D. : Vous ne pouvez pas changer de sexe. Vous pouvez imaginer d’en changer, mais c’est impossible.

R.P. : Tu rappelles quelque chose du réel.

S.F. : Ceci dit, changer de sexe assure la pérennité de l’analyse… ! J’entendais sur France Culture, il y a deux ou trois jours, une personne qui avait changé de sexe et qui ré-entrait en analyse après le changement de sexe, après avoir été en analyse avant le changement de sexe. C’est hallucinant.

J.-P. L. : C’est une autre analyse, alors !

R.P. : Mais pour évoquer des questions tout aussi cruciales, je ne sais plus dans lequel de ses livres, Allouch évoque le cas d’un tortionnaire qui était en analyse.

D.-R. D. : Ce n’est pas un tortionnaire qui est en analyse, c’est une analyste brésilienne, qui s’appelle Helena Besserman Vianna, qui avait un analyste au moment de la dictature. C’était une militante contre la dictature. Elle a été prise et a été emmenée au centre de torture. Qui était dans le centre de torture et qui torturait ? L’analyste. Il s’appelait Lobo, ce qui veut dire loup.

C.D. : Au début de ma pratique – je manquais d’expérience - j’ai reçu quelqu’un qui m’était envoyé par son généraliste parce qu’il voulait changer de sexe. Il était d’accord pour venir en parler. Jusqu’à quel point était-il vraiment prêt à remettre cela en question ? Il a fait un certain chemin chez moi ; cela a tourné court, il s’est fait opérer. J’ai l’impression après coup que j’ai raté un point, que j’aurais pu peut-être faire une interprétation, mais il n’est pas évident de trouver le point où l’on peut faire une interprétation. Je ne sais pas si cela aurait marché. Après coup, je me suis dit qu’il y avait une histoire à propos de son service militaire ; il s’est fait dispenser. Je n’ai rien dit. Si je lui avais fait remarquer que cela reposait sa question, j’aurais peut-être pu l’amener à la redéployer cette question, alors que son entourage le poussait en lui disant que c’était bien d’être dispensé de service militaire. Il y avait là une symbolique d’être dispensé d’être un homme, mais je ne l’ai pas saisie à temps et il m’a filé entre les doigts. Peut-être que si j’étais intervenu de façon plus juste à ce moment-là, cela aurait fait basculer les choses, peut-être pas ; je n’en sais rien, évidemment. Ce sont les aléas de notre métier. Trouver le point où quelque chose est ouvrable avec quelqu’un qui vient en vous disant : « Je viens vous trouver, monsieur le psychanalyste, parce que mon médecin m’a dit d’aller voir un analyste avant de me faire opérer », ce n’est pas nécessairement très ouvert à nos interventions. C’est cela, aussi, la question. Sauf si l’on dit qu’on ne peut pas, mais cela ne va pas très loin, parce que même si l’on dit que c’est impossible, tous les chirurgiens qui le pratiquent disent qu’ils le peuvent.

D.-R. D. : Il y a une distinction fondamentale, ontologique, entre l’être et l’apparence. Cela a un rapport à la vérité.

C.D. : Oui, je ne mets pas en cause la distinction ontologique. Ce type est d’abord dans un discours où il a vu des chirurgiens et où il y a une promesse de bonheur par le changement de sexe.

D.-R. D. : Cela a un rapport à la vérité, quand même. On ne change pas de sexe, on change de genre, on change de look.

R.P. : Mais peut-être se contente-t-il du look.

J.-P. L. : Hier, nous tenions le même discours pour dire qu’on ne fait pas un enfant hors d’un lit. Mais si, c’est possible : on le fait dans une éprouvette. Ce n’est pas du même tabac de mutation, parce que, d’un côté, on a rendu possible quelque chose qui, jusque-là, était impossible, et c’est effectivement possible ; mais changer de sexe, ce n’est pas effectivement possible, même si l’on change d’apparence.

C.D. : L’on peut quand même avoir des seins, un vagin artificiel, pas mal de choses.

D.-R. D. : On ne change pas le X.

J.-P. L. : Certes, on ne change pas les chromosomes.

B.B. : On peut changer les organes. Point.

C.D. : Et on peut peut-être changer de jouissance. Mais cela, je ne le sais pas. C’est une question. Certains le prétendent, en tout cas.

R.P. : Nous sommes au cœur de notre question sur les perversions ordinaires. Nous sommes en effet en train de nous demander ce qui, aujourd’hui, dans les modes d’intervention de l’analyste, peut, doit, ne doit pas changer. Cela a une portée clinique, quand même. On est en train de se poser la question : comment se positionner par rapport à l’émergence de certaines formes de jouissance ?

J.-P. L. : Pour se positionner, je trouve qu’il y a une certaine clarté à avoir : où est le capitonnage incontournable, irréductible ?

B.B. : Il est important de se poser la question, mais c’est difficile. Je pense à ce que tu disais tout à l’heure à propos de la récusation, de la jouissance autre. Il me semble que c’est un versant des perversions au sens platonique du terme. Peut-être faut-il y voir une tentative d’aller au-delà du phallique et du sexuel. Et là, je crois qu’il se présente quelque chose comme des semblants de jouissance autre. Je pense à un certain nombre d’écrits, de films, quelque chose qui dans la culture se présente ainsi : la perversion pourrait être une voie pour atteindre au-delà, à un semblant de jouissance autre. Et là, je trouve que cela devient vraiment très difficile de s’y repérer et d’opérer...Il n’y a pas que de la récusation, du contournement. Il y a de l’invention.

D.-R. D. : Le capitonnage est en même temps le point de jonction du réel et du symbolique ; s’il y a capitonnage, c’est parce qu’il y a un bout du symbolique qui est indexé sur du réel.

C.D. : Donc c’est de l’imaginaire. C’est signifiant / signifié.

D.-R. D. : Non, cela, c’est encore autre chose. Si l’on coupe ce nouage, il n’y a plus qu’une imaginarisation possible du symbolique ; c’est là qu’il y a une imaginarisation du symbolique et tu peux faire ce que tu veux. C’est la fameuse citation que nous évoquions hier, symbolique de Michel Tort, psychanalyste élève de Lacan, professeur à l’université Paris-VII. Cela se développe donc dans le champ psychanalytique. A mon avis, cela devrait vous poser problème, si je puis me permettre, que l’on puisse soutenir cette position dans le champ de la psychanalyse ou tenir des propos comme celui-ci : « il n’est pas nécessaire aujourd’hui que la mère soit une femme », parce que nous sommes au moment de l’invention de l’utérus artificiel. Il y a un livre qui vient de sortir à ce sujet de Henri Atlan, L’Utérus artificiel, qui indique qu’il est quasiment prêt. Conclusion de Michel Tort : il n’est pas nécessaire que la mère soit une femme. Cela touche à un point de réel. Est-ce que l’on peut s’appuyer encore sur ce nouage entre réel et symbolique pour que le processus de signification ait lieu ? Je suis content qu’il ait sorti ce livre, parce que c’est dans le champ de la psychanalyse que la question se pose.

J.-P. L. : Il n’est pas interdit d’être pervers et psychanalyste.

R.P. : Sur ces questions, qui sont inédites et nouvelles, auxquelles nous sommes maintenant confrontés, pour essayer de nous dégager de ce débat « bidon », parce que nous avons vraiment le nez dans le guidon à ce sujet, nous pourrions nous demander : par rapport à une perversion, une structure perverse, qui viendrait rencontrer un analyste – cela n’arrive pas souvent, mais cela peut arriver, il peut aussi y avoir des espèces de mise au défi de l’analyste, où le patient annoncerait un passage à l’acte, incestueux par exemple - , par rapport à cela que fait l’analyste ?

D.-R. D. : Il me semble qu’il faut essayer de se poser la question jusqu’au point où cette signification phallique est en difficulté au point que la jouissance perverse se développe, jusques et y compris dans le champ de la psychanalyse. C’est normal. Il faut donc poser la question jusqu’au bout.

R.P. : Il y a eu probablement des analystes pervers.

C.D. : Il y en a toujours eu, mais il n’y a pas que cela.

J.-P. L. : Il y a des analystes pervers qui ont probablement été analystes, et des analystes pervers dont le caractère de la perversion a annulé le désir de l’analyste.

S. F. : Je pense que le problème sur les perversions est le suivant : dans le fond, est-ce qu’il n’y a pas une perversion ordinaire qui serait aussi supportable que la névrose ordinaire ? Et est-ce qu’il n’y a pas une forme pathologique de la perversion qui est problématique ? Y a-t-il nécessairement à diaboliser absolument la perversion ? Cela pose un problème éthique, de toute façon, mais en même temps, je pense que la perversion n’est pas uniquement une affaire d’éthique, si nous la prenons dans le champ philosophique. Il y a une perversion qui a été valorisée, dans le domaine de l’art : Picasso, entre autres ; il y a quelque chose qui produit dans le champ social et dans le champ culturel. Jusqu’où ? Actuellement, là où nous sommes dans le guidon, c’est entre les formes dont un sujet puisse s’accommoder sans, par ailleurs, nuire à l’éthique, ou en tout cas à ce qui est communément partagé comme système de valeurs de référence, puis ces nouvelles formes de pathologies qui atteignent le lien social, qui font que nous sommes dans une situation irrepérable. C’est compliqué.

B.B. : C’est une affaire d’éthique, et en même temps, il me semble que le sujet qui s’adressait…, qui est dans une position perverse, c’est une question éthique qu’il vient poser. Est-ce qu’il y a une éthique qui est la conséquence du discours de l’analyste et à laquelle vous tenez ? Il me semble que cela se joue sur ce point.

J.-P. L. : La position perverse – ce qu’on rappelait hier - est une position qui a sa valeur dans le champ culturel. C’est toujours de la perversion qu’est venue la contrainte pour les sujets dits normaux, névrosés, banaux, de devoir prendre en compte quelque chose à quoi ils voulaient échapper. Cela complexifie encore les choses.

R.P. : Il y a la question des effets de la perversion, qui peuvent être extrêmement différents. L’effet d’un fétichisme ne va pas loin ; cela ne dérange pas grand-chose. Mais quand il y a une attaque sur le symbolique, sur les liens de parenté par exemple, là où il y a une attaque contre les liens, c’est quand même très différent dans le registre des conséquences que cela entraîne. C’est là que nous sommes mis en difficulté. Imaginons un analysant homosexuel : il y a des analystes, autrefois, qui se seraient encore mis en tête que ce serait mieux qu’il soit hétérosexuel, mais j’ai l’impression aujourd’hui que la plupart des analystes n’ont plus trop de difficultés par rapport à cela. Mais il y a d’autres sujets : la question du clonage si elle se généralisait...

C.D. : La vérité, on la refoule, le réel on s’y habitue, disait Lacan

D.-R. D. : Quand nous parlons de perversions ordinaires, il y a des perversions ordinaires qui peuvent être à la limite…des formes de solutions… Et il y en a, qui, comme tu l’as dit, attaquent précisément le symbolique. Je crois que c’est autre chose.

J.-P. L. : Il va quand même être très difficile, voire dangereux, d’identifier le fait ; il faudrait arriver à distinguer ce qui est incontournable dans la structure elle-même de la manière dont c’est présentifié. Peu importe pourrait-on dire. Mais cela va complètement discréditer les analystes. Admettons que les analystes d’hier, d’il y a vingt-cinq ans, aient dit que l’on ne fait pas un enfant dans une éprouvette. Nous pourrions avoir été choqués de la même façon. Cette position n’est pas possible. Je pense qu’il y a quelque chose que nous devons travailler pour dissocier la façon de ne pas tenir compte du réel ; ne pas tenir compte du réel, c’est faire sauter un élément du nouage, donc cela ne va pas. Est-ce qu’il doit tenir sur le clonage, ceci ou cela ? C’est cela, la question. Est-ce que l’on peut faire coller le fait…, par exemple dans ce que tu décris comme processus interne à la signification, dans la signification phallique, par exemple, ce n’est pas possible de ne pas tenir compte du réel dans l’appareil psychique, dans son fonctionnement. Il faut toujours y faire face. Ce n’est pas la même chose de dire : « nous devons tenir compte du réel » et « il faut tenir compte du réel, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas cloner ». De l’un à l’autre il y a un glissement.

D.-R. D. : Je ne dis pas ce qu’il faut faire. Je pose la question. Débrouillez-vous, mais vous êtes devant une question difficile. Il y a différents champs, différents plans.

J.-P. L. : Il y a peut-être à distinguer une sorte de reconnaissance de tous les plans. Nous ne pouvons pas en faire l’économie, mais ce n’est pas à nous de nous positionner à partir de là sur ce que chacun va en faire. Nous ne savons jamais comment chaque sujet fait entrer la manœuvre dans son respect des champs.

D.-R. D. : C’est là où je trouve que vous êtes un peu coincés, parce que tu parles de chaque sujet. Nous arrivons à nous débrouiller avec cela. Or, la question déborde le sujet, parce qu’elle touche à des questions, non plus de l’individu mais de l’espèce.

J.-P. L. : C’est la dimension anthropologique de la psychanalyse.

D.-R. D. : Tu ne peux pas remettre entre les mains d’un individu, quel qu’il soit, le destin de l’espèce. Ce n’est pas possible.

S.F. : Le livre de Tort pose problème parce que Tort est à la fois un analyste, un enseignant de psychanalyse et qu’en même temps, il prend une position anthropologique. Il y a là un nouage.

J.-P. L. : Est-ce que l’on peut faire servir la psychanalyse à tout ?

S. F. : Parce qu’à la limite, qu’un psychanalyste soit confronté à un patient pervers, qu’il ait à faire avec cela, ce qui, apparemment, n’est pas simple, c’est un premier niveau. Ensuite, on peut se poser la question de la fin de l’analyse. Est-elle réussie ou non ? Est-ce que le patient sait y faire maintenant avec son symptôme ou non ? C’est un premier plan. Mais, là, c’est un enseignement non seulement de psychanalyse, mais je dirais presque d’éthique. C’est à cela que prétend Tort.

D.-R. D. : C’est exactement cela.

S.F. : Il investit le champ de la philosophie, littéralement. Il y a un problème !

D.-R. D. : Il tire de son côté tous ceux qui ont eu, dans le champ de la psychanalyse, des positions un peu flageolantes sur certains points, que cela soit Zafiropoulos, Allouch, etc. et récuse les autres, dont Jean-Pierre Lebrun… « L’ineffable Lebrun », c’est ce qu’il dit. En ce qui me concerne, il me traite en religieux parce que j’ai parlé de ma trinité linguistique !

C.D. : Notre société, au niveau des médias, demande souvent aux psychanalystes de jouer le rôle du philosophe ; alors que c’est au philosophe de se mouiller sur la question éthique au niveau de la société. Ce n’est pas tout à fait la place de la psychanalyse. Ouvrir la réflexion éthique au niveau de la société, pour moi, c’est le travail du philosophe, du vrai philosophe, pas du professeur d’histoire de la philosophie.

R.P. : Nous sommes, si je puis dire, débordés par l’ouverture du champ de la pratique de l’exercice de la psychanalyse. C’est quand même un exercice qui s’est déployé dans le champ de la névrose. Nous l’avons ouvert, nous avons pris le risque de l’ouvrir à la psychose, avec une certaine prétention d’y faire quelque chose, avec aussi des limites. D’où toute la question du transfert du psychotique, etc. Nous ne pouvons pas garder la même position que celle que nous pouvions avoir par rapport à la névrose. Avec la perversion, nous sommes quand même devant la volonté de jouissance. Ce qui est définitoire de la volonté de jouissance, c’est qu’elle est absolument sans limite ; elle ne peut absolument pas admettre d’être entamée par la limite. Est-ce que le psychanalyste est impuissant devant la jouissance perverse ? C’est une question.

C.D. : Ce n’est peut-être pas son métier. C’est à la loi.

D.-R. D. : Alors, il ne faut pas prendre des pervers, dans ce cas-là ; il ne faut prendre que des névrosés !

R.P. : Nous ne les trions pas.

C.D. : Il y a une limite, c’est celle du droit. Il y a le crime, par exemple. Nous parlons du pervers, mais il y a une limite très importante dont nous ne parlons pas assez, celle du délit et puis celle du crime. Il y a les deux éléments. Il est frappant que les médias aient toujours présenté Dutroux comme un grand pervers, alors que c’est d’abord un grand criminel. C’est une psychologisation. Il est certain qu’au XIXe siècle, on aurait dit « le grand criminel ». On en a fait quelque chose de psy : « le grand pervers ». Et si l’on dit à un sujet fétichiste qu’il est pervers, il demandera : « Comme Dutroux ? ». Il y a cette question du crime, de la loi, quelque chose du niveau du social qui n’est pas du champ de l’analyse.

R.P. : Je crois qu’il est important de le dire, de le reconnaître. Cela fait peut-être partie de la castration de l’analyste.

C.D. : En effet. Je viens de parler du crime. J’ai eu l’occasion de superviser des gens qui travaillent en prison. L’on voit bien qu’il y a un travail psychique possible uniquement si le détenu assume la responsabilité de son crime. Sinon, l’on fait du soutien psychologique.

S.F. : Il y en a beaucoup qui n’acceptent plus.

C.D. : Qui n’acceptent plus, je ne sais pas. Qui n’acceptent pas, sûrement. Il n’y a pas d’orientation analytique possible tant que le sujet n’assume pas le fait qu’il a fait des bêtises. Il ne doit pas seulement faire semblant d’assumer parce que le psy va faire un rapport à l’administration qui va peut-être écourter sa peine ; ce qui pervertit tout le système. Il y a donc une sorte de conversion morale du délinquant comme condition du travail analytique.

J.-P. L. : Je suis d’accord sur le principe que vous évoquez, mais il y a un point sur lequel je voudrais revenir ; nous ne pouvons pas laisser passer cela. Je pense qu’il y a quand même une dimension anthropologique à la psychanalyse, que celle-ci, embarrassée à cause de ce que tu dis à juste titre, méconnaît souvent, alors qu’elle est fondamentale. Je ne vois pas très bien, dans le développement actuel de toutes les disciplines, ce qui vient indiquer que parler se paye d’un prix. Or, à partir du moment où toutes les disciplines, philosophes compris, sauf exceptions, prennent la voie du discours du capitalisme ou du marché, je ne vois pas pourquoi les psychanalystes ne pourraient pas, à titre de participation à la vie collective, rappeler que leur discipline semble bien donner une série d’indications sur les conséquences à tirer du fait que parler doit se payer d’un prix. Leurrer les gens en les laissant croire que parler est une manœuvre comme les autres, que c’est le droit de chacun et que cela ne coûte rien, c’est un leurre qui peut avoir de lourdes conséquences. Je ne vois pas pourquoi nous reviendrions en-deça, non pas d’une interprétation psychanalytique qui vaut pour tout, etc., toute chose dont il faut bien se défendre, etc. Mais il y a une dimension anthropologique à la psychanalyse que, d’emblée, la psychanalyse a prise en compte, même si Lacan dit que la psychanalyse ne peut pas être anthropologique. D’accord, mais en attendant…
Je suis étonné de l’intérêt d’une série de gens qui ne savent pas identifier le point où cela dérape, même s’ils en ont le sentiment, et qui parfois, se trouvent très renseignés. Ils ont des repères, certaines balises qui leur permettent de tenir un certain cap et, à la limite, on serait en train de leur dire qu’il faut l’abandonner parce qu’il n’est pas dans l’air du temps. Je ne suis pas pour lâcher sur une dimension anthropologique de la psychanalyse. Peut-être ai-je tort, mais j’assumerai cela jusqu’au bout. Je ne vois pas pourquoi nous lâcherions sur ce point. Cela me semble être une chose qui fait partie de la « discipline », entre guillemets ; ce qui ne veut pas dire qu’il faut la mettre à toutes les sauces, évidemment.

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